MineTrek dans les mines de sel de Bex @Olivier Dessibourg
LE TEMPS || Jadis, le sel valait de l’or. Dans le Chablais, des escouades de mineurs ont creusé pour l’extraire un dédale de galeries, de quelque 50 km au total. Au-delà de la visite touristique bien connue, certaines se découvrent lors de trekkmines aussi passionnants qu’exigeants. Plongée dans les entrailles de la montagne salée
«Galerie interdite. Grisou», dit la pancarte violette sur cette porte rouillée et cadenassée, cachée dans une forêt du Chablais vaudois. Mais pouvoir la franchir malgré tout revient à entrer dans l’histoire. Une époque quadricentenaire qui tenait pour de l’or ce qui n’est aujourd’hui qu’un condiment à salade ou un subterfuge pour faire disparaître la neige: du sel.
Aux mines de Bex, il y a bien le petit train touristique, digne d’un film d’Indiana Jones ou de James Bond, qui permet une visite déjà passionnante, sans effort et les pieds au sec. Là, il s’agit de pénétrer dans d’étroites galeries historiques. Des treks sont possibles* qui, à ceux que n’effraient ni la boue, ni le noir, ni les espaces clos ou le mal de dos, laisseront une impression forte de ce qu’a pu être cette quête humaine hors du commun et légendaire.
La fable dit qu’au XVe siècle, un certain Jean du Bouillet, surnommé Bracaillon, paysan un peu braconnier, fut intrigué de voir une lumière blanche sortir d’une faille rocheuse. Il s’y glissa et ne crut pas ses yeux d’y trouver une armée de lutins piochant dans le roc salé, ivoirin et scintillant… Ou sont-ce plutôt les chèvres, s’abreuvant toujours de préférence en un lieu précis, qui ont permis à leur berger de découvrir le filon liquide? Peu importe. Les habitants de Bex disposaient désormais, officiellement depuis 1554, d’une aubaine incessante: une source d’eau salée.
«A l’époque, qui avait le sel avait le pouvoir», résume Philippe Benoit, directeur du site touristique des Mines et salines de Bex. Ici ou ailleurs, le minerai a par exemple longtemps servi à payer les soldats, qui l’utilisaient comme objet de troc – le substantif «salaire», du latin salarium, tient son origine du mot sal (le sel). Objet de convoitise, le sel joua un rôle éminemment politique dans ce Pays de Vaud alors occupé par les Bernois. Ses cristaux étaient produits, lors de «cuites» dans de grandes poêles, par simple évaporation de l’eau provenant des sources de la région, cependant peu salées (1 à 3%, comme la mer).
On suppose alors que doit exister dans la montagne une réserve d’eau plus chargée en sel, en forme de cylindre, que l’on pourrait aller exploiter directement. C’est ainsi qu’est percée la première galerie horizontale, en 1680, au lieu-dit du Fondement, à 860 mètres d’altitude. Or, dès que celle-ci s’épuise à délivrer du liquide, on se dit qu’il suffit de percer ce réservoir à un niveau inférieur; deux autres captages superposés sont ainsi creusés. Mais bientôt, cela ne suffit plus. En 1686, Berne décide de forer, un étage plus bas (120 m), une nouvelle galerie, bien plus longue. Car, pour parvenir au fameux et hypothétique «cylindre», c’est cette fois 700 m de roche qu’il faut traverser à l’horizontale depuis le flanc de la montagne. C’est là, «au Coulat», 330 ans plus tard, que commence aussi notre trek.
Adapté à la corpulence masculine de l’époque, le tunnel est étroit (environ 60 cm) et le plus souvent bas (1,6 m). Sur les murs, des chiffres et des lettres gravées: «Ils indiquent la progression des mineurs, qui avançaient de 5 m par mois, avec cisette et marteau, explique Jacqueline Menth, guide qui emmène les Otto Lidenbrock d’un jour, du nom du héros de Voyage au centre de la Terre. Et pour avoir une galerie régulière et rectiligne, il fallait pour chacune des parois un mineur gaucher ou droitier.»
Pour achever l’ouvrage plus rapidement, d’autres mineurs creusent cette galerie depuis son autre bout, par la suite aussi avec de la poudre noire: à partir de la galerie inférieure du Fondement, on perce un escalier descendant de 458 marches (!) puis une creuse à plat, direction l’extérieur. «C’est là, à mi-chemin, que les deux équipes se sont rencontrées, avec un écart de seulement 2 m en hauteur», montre Jacqueline Menth après quelques minutes de marche. Il leur aura fallu cinq ans de travail, sans autre instrument qu’une boussole! «Les mineurs se sont aussi guidés au bruit»; selon les témoignages historiques, sous terre, l’on pouvait entendre les coups de marteau à 75 m à travers la roche, et les cris à 3 m.
Dans les galeries, le port du casque est évidemment crucial tant l’on oublie, en marchant sur les planches qui servent de rails aux «chiens de mines» (les chariots) ou dans la boue à la seule lumière de la lampe frontale, de baisser le crâne à chaque écueil suspendu. «Vous voyez, là, une cloque d’anhydrite», s’arrête la guide. Cette roche, très présente dans la région, explique pourquoi celle-là peut regorger de sel: ce minéral est imperméable et «entoure» le sel, le protégeant donc des infiltrations d’eau et l’empêchant de s’échapper. Toutefois, l’anhydrite se charge en eau en périphérie lorsqu’elle est mise en sa présence, gonfle, et devient gypse. Une réaction chimique qui dégage un peu d’énergie et tempère les cavités, à environ 18°C.
Au fil de la progression s’égrainent les anecdotes. Arrivée à un croisement de galeries, la plupart obstruées par une chaîne, Jacqueline Menth explique avoir, à une occasion, égaré un membre d’un groupe de visiteurs un peu disloqué: «Il s’agissait en plus d’une personne malentendante. J’ai dû parcourir systématiquement plusieurs accès avant, une demi-heure plus tard, de la retrouver. Ouf! Elle avait effectué trois fois les 734 marches du grand escalier!»
Car l’histoire ne s’arrête pas au Coulat. En 1724, alors qu’on a creusé dans tous les sens et sans plan précis depuis l’extrémité interne de cette galerie pour traquer de nouvelles sources, générant un fabuleux labyrinthe souterrain, les savants décident de procéder à un nouvel «abaissement», du nom de cette stratégie. Cette fois, 125 m plus bas, la galerie d’accès horizontale, dite «du Bouillet», fera 1500 m! Et, pour la rejoindre depuis l’intérieur de l’étage du Coulat, le grand escalier fera 250 m de long: «Les mineurs creusaient en descendant. Ils devaient extraire par le haut les gravats, dans des hottes en bois, dit Jacqueline Menth. Un travail de titans, qui ne les faisait avancer que de 2 m par mois.» Mais un gros œuvre qui s’arrête d’abord trois ans plus tard. Motif: Berne craint de ne plus extraire d’eau salée des mines avant la fin de ces immenses travaux. Un ingénieur saxon conseille alors, pour gagner du temps, de creuser des puits; trois seront successivement percés.
Outre l’aération des galeries, ces ouvertures ont permis de tomber sur de nouvelles sources. Des profondeurs, la saumure était extraite par un ingénieux système de pompes, actionnées par une immense roue à aubes en bois installée sous la terre et elle-même mise en mouvement par un flux d’eau claire acheminé depuis l’extérieur. Cette «chambre à la roue» est encore visible, et sert de lieu pour une pause bienvenue.
C’est l’occasion pour Jacqueline Menth d’évoquer la vie dans les mines. Et notamment, devant une entrée barricadée, les fameux coups de grisou! «Ce gaz inodore et incolore est un mélange de méthane se faufilant des profondeurs à travers les fissures libres et d’oxygène, qui est souvent explosif à la moindre étincelle, voire au mieux seulement inflammable ou asphyxiant.» Des accidents dus à l’explosion de grisou, les mines de Bex en ont connu quelquesuns. «Le dernier en 1990, lorsque deux jeunes mineurs ont été brûlés, mais sans perdre le «virus de la mine», puisqu’ils sont revenus, raconte la guide. C’est pourquoi nous portons en permanence des détecteurs. Surtout lorsque nous allons dans des zones que nous savons exposées.» Au total, la mine compte 50 km de galeries et cavernes, parfois couvertes de cristaux scintillants.
Au début du XIXe siècle en effet, outre l’exploitation de l’eau salée coulant des fissures qui permit en 1802 d’extraire 846 tonnes de sel, on suit une autre stratégie, celle consistant… à en fabriquer. Dans les mines se trouve aussi du roc salé. Le briser en morceaux puis le dissoudre dans l’eau de source permet d’obtenir une saumure quasi saturée (30%). De quoi, à la sortie de la mine, simplifier ensuite la récupération de sel dans l’eau en minimisant la quantité d’énergie nécessaire au processus.
La visite souterraine, de près de quatre heures, se poursuit alors par le passage dans ces immenses cavernes creusées dans la roche, servant de réservoirs pour «lessiver» la roche salée, et où habiterait Frelaton, le fantôme de la mine qui fait parfois se décrocher des cailloux des plafonds rocailleux. L’un d’eux contient encore les vestiges les plus évocateurs de cette époque: des borneaux. Soit des troncs de mélèzes, vieux de centaines d’années, percés en leur cœur: «Il n’y avait jadis pas de tuyaux, dit Jacqueline Menth. On creusait dans ces troncs pour en faire des tubes, qui s’emboîtaient les uns dans les autres, constituant des kilomètres de canalisations permettant d’acheminer la saumure vers les salines dans la vallée. Le sel y était donc récupéré d’abord par évaporation, puis par des techniques plus modernes de thermocompression, méthode encore usitée de nos jours.»
Au pied du grand escalier, on rejoint enfin l’espace touristique, avec sa vaste taverne-restaurant. Et l’on sort de ces entrailles de la montagne salée par le petit train des mineurs (et des touristes) qui équipe la galerie du Bouillet, finalement achevée en 1823. Un énième trek s’achève pour Jacqueline Menth, 60 ans mais toujours aussi enthousiaste malgré ses presque trente ans d’activité comme guide: «Ce qui me passionne, c’est l’histoire des lieux et le travail des hommes accompli ici. C’est peut-être la sueur des hommes qui a salé la pierre, dit-on.»
* Trekkmines en groupes. Infos: www.seldesalpes.ch
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