Le radiotélescope ALMA, avec ses 66 antennes posées sur l’Altiplano chilien, a été inauguré hier. Cet instrument est le plus cher, le plus complexe, mais aussi le plus puissant jamais construit pour l’astronomie sur la Terre. Reportage
Un bouquet de corolles blanches géantes émergent du haut-plateau chilien, à 5000 mètres. Une vision digne d’un film de science-fiction, ou d’une bande dessinée de Blake et Mortimer. Mais les hallucinations qui peuvent apparaître à cette altitude, à cause du manque d’oxygène, n’y sont cette fois pour rien: là, dans l’un des endroits les plus inhospitaliers de la planète, accessible par une route de poussière bordée de cactus géants que distraient parfois des vigognes solitaires, des ingénieurs ont construit, dans des conditions dantesques, l’un des plus fantastiques instruments scientifiques jamais imaginés. Un réseau de 66 antennes, fruit d’un consortium quasi mondial, baptisé ALMA (acronyme pour Atacama Large Millimeter Array) et devisé à 1,4 milliard de dollars, tentera de répondre à des questions aussi vieilles que les étoiles. Ce radiotélescope de tous les superlatifs a été officiellement inauguré mercredi par le président chilien Sebastian Piñera et les officiels des nations participantes (Europe, Etats-Unis, Canada, Brésil, Japon, Taïwan), quand bien même il est déjà partiellement en service depuis octobre 2011.Etudier nos origines cosmiques. Guigner dans les recoins les plus sombres et froids de l’Univers (entre – 200 et – 260°C). Comprendre comment s’est développée la vie dans le cosmos. ALMA est appelé à faire les choses en très grand. «Nous allons pouvoir observer les galaxies très distantes, qui sont parmi les premières à s’être formées il y a 10 ou 11 milliards d’années, soit quelques centaines de millions d’années après le Big Bang. Un domaine d’étude encore largement méconnu, explique le Suédois Lars Nyman, chef des opérations scientifiques, au visage bien tanné par un soleil extrêmement agressif à ces hauteurs. «Nous pourrons aussi mieux expliquer comment se sont formés les étoiles et les milliards de systèmes planétaires qui peuplent l’Univers», ajoute Georges Meylan, professeur d’astronomie à l’EPFL et délégué scientifique suisse à l’Observatoire européen austral (ESO), présent à l’inauguration. Pour ce faire, les scientifiques vont scruter dans leurs plus infimes détails les nuages de gaz très froids qui encombrent l’espace interstellaire, ainsi, surtout, que les disques de poussières encore présents autour des étoiles qui viennent de se former. «Nous pensons même pouvoir détecter directement la première planète en train de s’agglomérer dans l’un de ces disques, et pénétrer avec ALMA là où les autres télescopes restent aveugles», ajoute Ewine van Dishoeck, chercheuse à l’Observatoire de Leiden (Pays-Bas), et l’un des piliers scientifiques du projet, fière de présenter aux journalistes du monde entier les premiers résultats de ce nouvel œil-de-bœuf sur l’Univers (voir ci-dessus).
En vrac, l’engin servira aussi à mieux connaître la mort des géantes rouges (comme finira notre Soleil), à passer à la loupe notre propre galaxie, la Voie lactée, à scruter les éruptions de volcans sur Io, l’une des lunes de Jupiter, ou encore à étudier les origines du vent solaire.
Surtout, les astrochimistes vont traquer, dans les nuages de gaz interstellaires et les disques de poussières, des composés carbonés ou des molécules organiques complexes, tels les acides aminés, qui jouent un rôle fondamental en biochimie comme constituants élémentaires des briques de la vie. «Nous ne pourrons pas voir de la vie directement, mais peut-être sa signature moléculaire originelle», précise Thijs de Graauw, directeur sortant d’ALMA, heureux de voir enfin aboutir le projet qu’il a mené, après plus de 20 ans d’études et de travaux.
Ce réseau d’antennes fonctionne selon le principe de l’interférométrie. Les 66 entités sont conçues pour observer le ciel de concert. Et la lumière qu’elles collectent est combinée, comme si elle n’avait été recueillie que par un seul immense télescope. «Une fois achevé, ALMA sera environ 10 fois plus puissant que son pendant spatial Hubble, tout en étant situé sur Terre», dit Lars Nyman.
Quant à la lumière traquée, elle ne sera pas directement visible, comme avec Hubble ou le VLT, par exemple. ALMA, lui, recueillera des ondes radio millimétriques et submillimétriques situées ailleurs sur le spectre lumineux, juste au-delà de l’infrarouge; les spécialistes évoquent des longueurs d’onde allant de 0,3 à 9,6 mm. Mais peu importe de ne pas voir directement les bribes du ciel pointé, car «ce qui est essentiel [pour la science] est invisible pour les yeux», aiment à rappeler les chercheurs, en citant Saint-Exupéry.
Comme l’obscurité lui importe peu, ALMA peut observer de jour également. Surtout, le radiotélescope est modulable à souhait, puisque ses antennes peuvent être déplacées selon différentes configurations sur 192 sites possibles. «Lorsqu’elles forment un ensemble compact, équivalent à un seul télescope virtuel de 160 m de diamètre, ce sont plutôt les larges structures célestes qui se retrouvent en point de mire, pour un suivi qui peut alors durer quelques heures», explique Georges Meylan. Que les scientifiques décident, en revanche, de les éparpiller jusqu’à 16 km d’écartement maximal, et ALMA acquiert une précision immense, pour des mesures qui ne dureront que quelques secondes!
Pour se permettre autant d’extravagances scientifiques, les astronomes ont dû trouver un lieu unique au monde. Il se situe dans le désert d’Atacama, sur le plateau de Chajnantor, lové à 5000 m d’altitude, dans un décor de rocaille rouille et de collines verdies par l’oxyde de cuivre qui abonde dans ce coin du Chili. Non loin, du haut de ses quasi 6000 mètres saupoudrés de neige, le volcan Licancabur veille. Cette région si aride, les roboticiens l’utilisent d’ailleurs pour tester leurs engins destinés à Mars, tant les conditions ressemblent à celles de la planète rouge.
C’est surtout pour ses caractéristiques exceptionnelles que les astronomes ont sélectionné ce lieu. Si haut, ce plateau est au-dessus de 40% de l’atmosphère, qui brouille toujours les mesures terrestres. Et, outre la pollution lumineuse qui n’existe pas ici, c’est l’aridité et l’air très pur et sec qui les a convaincus: les observations faites dans le domaine des ondes radio sont, en effet, d’autant meilleures que la quantité d’humidité atmosphérique est basse. Et à Chajnantor, c’est peu dire: si l’on transformait en eau toute la vapeur contenue dans une colonne d’un mètre carré montant jusqu’aux confins de l’atmosphère, on obtiendrait une pellicule d’environ 1 mm. Parfois même, la moitié moins! L’air s’avère ainsi environ 100 fois plus sec que dans les villes européennes.
Le décor – optimal – posé, les ingénieurs du projet ont ensuite réalisé des merveilles sur le dispositif lui-même. D’ici à la fin de l’année, celui-ci comprendra en détail 54 grandes antennes de 12 m de diamètre, et 12 de 7 m de diamètre (il en compte actuellement 57 au total), pour ce qui constitue un immense puzzle international. L’Europe et l’Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada) en ont construit 25 chacune, tandis que le Japon et Taïwan ont fabriqué les 12 dernières. Les grands «champignons» pèsent 115 tonnes, et représentent chacun un concentré de technologie. «Leurs corolles sont sur un pied pouvant pivoter très précisément. La surface de ces dernières ne doit pas dévier d’une parabole parfaite de plus de 20 millièmes de millimètre [microns], sous peine d’être inutilisable. Les récepteurs centraux, en plus d’être en fibre de carbone pour éviter toute expansion thermique, sont continuellement refroidis à – 269°C pour que leur propre fonctionnement ne génère pas de «bruit électronique» pouvant interférer avec les mesures», explique l’Américain Michael Thorburn, ingénieur en chef du projet. «Le système complet d’ALMA est l’un des plus grands assemblages d’électronique supraconductrice cryogénique au monde», souligne Lars Nyman, qui craint, comme source de problèmes, les orages et tempêtes de neige terribles qui peuvent se produire dans les Andes.
Une fois achevée, chacune de ces antennes a dû être acheminée jusqu’au plateau de Chajnantor. Ce transport extrêmement délicat a été réalisé grâce à deux immenses camions jaunes, baptisé Otto et Lore, de 230 tonnes chacun, et roulant sur 28 roues à 10 km/h avec une infime précision. Deux monstres de mécaniques qui serviront aussi à déplacer les antennes suivant la configuration souhaitée. Et là ne se résume que la partie mécanisée du travail.
Car, pour les humains, œuvrer à 5000 m, dans un environnement si inhospitalier, n’a évidemment pas été une partie de plaisir. A cette altitude, l’oxygène se fait rare, si bien que les ouvriers et ingénieurs, qui devaient répondre à des critères d’aptitude médicale très stricts, ne pouvaient y rester que durant 6 à 8 heures, au maximum. Certains ont souffert d’hallucinations. Et l’efficience du travail accompli s’en est parfois, bien involontairement, ressentie. «Il nous est arrivé de faire de mauvais branchements de câbles, et de ne nous en rendre compte que le jour suivant», dit Lars Nyman. Aujourd’hui, sur le site, nombreux sont les scientifiques et ingénieurs qui portent dans leurs narines un dispositif tubulaire couplé à un petit réservoir trimbalé en bandoulière, leur permettant de respirer un surplus d’oxygène.
Aux journalistes et visiteurs qui ont souhaité monter voir le site durant deux heures seulement, l’équipe paramédicale, après leur avoir fait passer un check-up, a d’ailleurs distribué une bonbonne du gaz vital affublée d’un basique masque en plastique. De quoi faire remonter rapidement, en deux bouffées aspirées, le taux d’oxygène dans le sang, et ainsi limiter les céphalées. Mais une fois sur l’Altiplano, rien n’y fait: les réflexes sont diminués, les pensées brouillées, le moindre effort coupe le souffle et des jambes déjà en coton. L’on peut alors aisément imager ce qu’ont dû endurer ceux qui ont érigé là le Technical Building, «le deuxième bâtiment le plus haut du monde bâti par l’homme, après une gare en Chine», se félicite Lars Nyman.
«L’édifice a été construit à côté des antennes, pour éviter les pertes et distorsion de la lumière sur des, sinon, trop longs trajets de fibre optique», détaille Michael Thorburn. Le bâtiment sert surtout d’abri pour le cerveau d’ALMA, à savoir un des supercalculateurs les plus puissants du monde. «Son rôle est de collecter les données lumineuses captées par toutes les antennes, et de les combiner de manière synchrone, avec une précision micrométrique», explique l’informaticien responsable, le Chilien Alejandro Saez. Un immense défi quand on sait que les 66 antennes sont reliées à ce «corrélateur» – c’est le nom de cette machine – par des milliers de kilomètres de fragiles fibres optiques.
Avec ses 134 millions de microprocesseurs, le géant de silicium est surpuissant, puisqu’il peut effectuer 17 milliards de millions d’opérations par seconde – il faudrait environ 3 millions d’ordinateurs personnels pour atteindre la même capacité. «Mais installer un tel supercalculateur à cette altitude n’a pas été aisé, dit Alejandro Saez, notamment parce que le système de refroidissement fonctionne moins bien dans un air raréfié.»
Enfin, l’ensemble – réseau d’antennes et corrélateur – est contrôlé depuis l’Operation Site Facility (OSF), situé en contrebas, à 2900 m. Un centre climatisé, avec une vue imprenable sur le salar d’Atacama, et situé à 50 km du pittoresque mais ultra-touristique village de San Pedro. De quoi faciliter la vie des seuls techniciens qui y travaillent au quotidien. Car les scientifiques qui utilisent ALMA, eux, ne viennent que très rarement sur le site. Le nouvel observatoire fonctionnera quasi entièrement en «mode service», comme disent les initiés. En d’autres termes, depuis leur bureau habituel, les astronomes du monde entier donnent leurs directives d’observation à l’équipe opérationnelle d’ALMA située au Chili, qui transcrit alors ces dernières en commandes adressées au réseau d’antennes. Cela n’empêche pas «ce nouvel instrument de susciter énormément d’enthousiasme dans la communauté scientifique», se réjouit l’astronome français Pierre Cox, directeur du projet dès le 1er avril. Pour le premier cycle de six mois, plus de 1100 requêtes pour obtenir du temps d’observation ont été soumises; seuls 196 ont été acceptées. «Celles-ci sont choisies avant tout en fonction de l’importance scientifique potentielle des découvertes qu’elles pourraient permettre», rappelle Thijs de Graauw, en soulignant à nouveau l’unité et l’équité qui règnent entre les différents partenaires du projet.
A son origine, l’Observatoire européen austral (ESO), dont la Suisse est membre, le National Radio Astronomy Observatory (NRAO) et le National Astronomical Observatory of Japan (NAOJ), qui, au début des années 1990, cherchaient chacun un nouveau site pour installer un nouveau radiotélescope. Et qui ont finalement décidé d’unir leurs efforts avec, ensuite, le soutien financier d’autres nations. «La Suisse fait partie de cet élan, puisque des 96 millions de francs versés comme participation à l’ESO entre 2000 et 2013, un tiers a été attribué à ALMA», détaille Martin Steinacher, chef adjoint des collaborations internationales au Secrétariat d’Etat à la recherche. «Ce projet, c’est un peu les Nations unies de l’astronomie», a joliment résumé José Maza, astronome à l’Université du Chili.
Cet état esprit s’est d’ailleurs distillé jusque dans les discussions avec les populations locales. Les représentants de l’ethnie Lican Antay, propriétaire depuis la nuit des temps du plateau de Chajnantor, ont accepté de céder une concession pour ce terrain au consortium du projet. Un lieu pourtant symbolique pour ces autochtones, puisqu’il veut dire «place du départ» en langue locale kunza. Pour eux donc, le décor d’où l’esprit d’une vie qui s’achève s’élève vers l’au-delà. Mais, pour les scientifiques d’ALMA – qui signifie à point nommé «âme» – le début d’une époque de découvertes fantastiques, longue de plusieurs décennies.
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