Avec l’arrivée de projets chinois et japonais, les grandes initiatives de recherche sur le cerveau doivent-elles mieux collaborer? Les protagonistes temporisent et veulent affiner leur plan à présenter devant l’ONU en septembre prochain
Que pense une souris qui regarde La Soif du mal d’Orson Wells? C’est ce que vont révéler sous peu des chercheurs du Allen Institute for Brain Science, à Seattle (Etats-Unis), ou presque. «Nous allons divulguer toutes les données acquises à ce jour dans le cadre de notre projet inédit de cartographie vivante du cortex de la souris» à l’aide de technologies d’imagerie dernier cri, précise Christoph Koch. En mars, c’est le Human Brain Project (HBP) de simulation du cerveau humain qui ouvrait ses plateformes informatiques à tous les scientifiques. Au Temps enfin, l’un des pontes de l’intelligence artificielle de Google expliquait que la firme avait placé en «open access» ses algorithmes de réseaux de neurones artificiels. L’ère d’une vaste collaboration s’ouvrirait-elle entre les grands projets visant à décrypter et modéliser le cerveau?
Leurs responsables étaient tous, fin mai, au Brain Forum à l’EPFL pour en discuter. Car, outre les initiatives bien connues – le HBP européen, le Brain américain ou l’Allen Brain Atlas –, les leaders des programmes chinois et japonais avaient aussi fait le déplacement, pour une réunion qui n’était pas la première du genre. Une rencontre similaire s’était tenue en mars à Baltimore (Etats-Unis). «Certains y ont appelé à un effort global pour cibler une seule affection, telle que la dépression ou l’Alzheimer, rapporte Emily Underwood, journaliste de la revue Science. D’aucuns souhaitaient réaliser des cartes plus détaillées des connexions cérébrales chez l’homme et d’autres primates. D’autres encore ont plaidé pour créer une coalition mondiale visant à décrypter un trait unique de comportement chez un mammifère, par exemple la façon dont le cerveau d’un rongeur gère la quête de nourriture.» Bref, pas d’unisson.
Cerveau de ouistiti
En neurosciences, «5 milliards de dollars seront dépensés sur dix ans par 10000 laboratoires dans six pays – si l’on considère l’UE comme une seule «nation», a rappelé John Donoghue, directeur du Centre Wyss pour la bio et neuroingénierie à Genève, en préambule au débat à l’EPFL. Tout le monde reconnaît la nécessité, d’une manière ou d’une autre, de travailler de concert.» «Ce serait bien si tous les protagonistes alignaient leurs activités, trouvaient des complémentarités, identifiaient les questions auxquelles répondre ensemble», a abondé Catherine Berens, chargée des neurosciences à la Direction générale de la recherche de la Commission européenne. Et de proposer même comme modèle les programmes scientifiques collaboratifs européens.
Concernant les pistes à explorer ensemble, les scientifiques de Baltimore ont abouti à trois questions primordiales: qu’est-ce qui rend les cerveaux si uniques? Comment cet organe orchestre-t-il ses composants pour apprendre et accomplir des tâches? Et comment influencer la plasticité pour protéger et restaurer des fonctions cérébrales? Sur les actions à entreprendre, par contre, les avis sont partagés. Il n’y a pas de consensus sur le fait de travailler en priorité avec un modèle animal plutôt qu’un autre», indique Christoph Koch.
Ainsi, alors que les Chinois utilisent des macaques, et les Occidentaux plutôt des rongeurs, les Japonais du projet Brain/Minds ont choisi le ouistiti: «Le lobe frontal de son cerveau, très compact (8 g), est proche de celui de l’homme, et ces animaux peuvent être modifiés génétiquement», justifie Hidoyuki Okano, du Riken Brain Science Institute, en citant un exemple de singe dont le génome a été altéré pour simuler la maladie de Parkinson. Ce chercheur plaide, lui, pour une large collaboration internationale de toutes ces initiatives, car «ce qui unit tous ces projets, c’est la volonté ultime de comprendre le cerveau humain».
Henry Markram, père du HBP, n’est pas convaincu: «Tous nos projets sont différents. Il faut rester pragmatique, laisser les collaborations émerger d’elles-mêmes. Nous n’allons pas nous asseoir pour les fixer maintenant, ni durant les années à venir.» «Tout le monde est en train de s’équiper [en instruments], l’on va assister à des découvertes fantastiques, estime aussi Terry Sejnowski du Salk Institute et cheville ouvrière du projet Brain américain. Les coopérations vont inévitablement suivre. Ce qu’il faut, en revanche, c’est que les gouvernements continuent à «fertiliser» ces recherches.»
Normes éthiques à établir
Cette dynamique internationale «est une opportunité unique pour chacune de nos nations de pousser chez elles des recherches d’intérêt global, comme cela a été le cas avec la recherche sur le climat», confirme Mu-ming Poo. Ce neuroscientifique chinois dirige le China Brain Project, visant à mieux comprendre les maladies neurodégénératives. Et, bien que ce dernier vienne seulement, en mars, d’être validé par le Congrès du Parti communiste, le chercheur lui voit deux points forts pour rattraper le retard pris: «D’une part, la capacité d’établir en Chine la plus grande banque d’échantillons biologiques dans un pays si peuplé où, de plus, la population collabore volontiers. Et, de l’autre, la possibilité d’utiliser massivement des singes», alors qu’en Occident l’expérimentation animale fait débat.
«Les Chinois se mettent de plus en plus aux normes éthiques, veut rassurer Christoph Koch. Et s’ils parviennent à soigner des maladies neurodégénératives avec leurs modèles simiesques, c’est la planète entière qui en profitera.» Sans faire référence précisément à cette question, Henry Markram souligne que «le plus important avant d’avancer, c’est d’établir consensus global sur ce qu’on s’autorisera à faire sur le plan éthique».
Au-delà des collaborations en neurosciences, à globaliser ou non – «une question non avenue, tant la recherche ne peut plus se faire seule», selon Christoph Koch –, «l’important est de standardiser toutes les données produites dans le monde, de manière à les faire parler ensemble. Comme on a dû le faire pour les adresses IP des ordinateurs afin que ceux-ci puissent communiquer à travers Internet», dit le scientifique. Sur ce point aussi, la réunion de Baltimore a débouché sur une idée: la création d’une International Brain Station, un immense dépôt de données informatisées sur le cerveau largement accessible à tous; l’aréopage qui l’a proposé doit se revoir en septembre avant de présenter ce concept le même mois devant l’Assemblée de l’ONU, afin de dénicher des soutiens pour le concrétiser.
A ce titre, le neuroscientifique de l’EPFL Pierre Magistretti, président de l’International Brain Research Organization, qui regroupe au plan mondial les associations de neurosciences, verrait bien cette dernière jouer un rôle unificateur: «Il faut peut-être une entité déjà supranationale pour faciliter le dialogue, les échanges, la formation aux technologies émergentes en neurosciences, tant il est déjà assez ardu pour ces grands projets de fonctionner pour eux-mêmes.»
D’ici là, ceux-ci se livrent-ils à une «course au cerveau»? «En partie oui, pour des questions de prestige national», admet Christoph Koch, en laissant comprendre que chaque projet tente de se profiler au mieux. «Le Human Brain Project fournit les plateformes qui permettront à des buts communs d’émerger», a par exemple souligné Henry Markram. «Mais la différence avec la course à la Lune ou celle au séquençage du génome humain, poursuit Christoph Koch, c’est que cette fois l’objectif n’est pas une fin en soi. Si les mystères du cerveau sont percés un jour, tout le monde en profitera.»