Le 19 juillet, un vaste plan stratégique a été lancé à Washington par 34 scientifiques, dont le Prix Nobel de médecine Françoise Barré-Sinoussi, pour tenter de mettre fin à l’épidémie d’infections par le virus de l’immunodéficience humain (VIH)
«La science nous indique depuis quelque temps que mettre au point un traitement pour éradiquer le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) pourrait être une possibilité réaliste. C’est le moment de saisir cette opportunité – nous pourrions regretter de ne pas avoir essayé.» Les mots sont prudents, mais déterminés. Jeudi à Washington, en préambule du Congrès mondial sur le sida qui y débute le 22 juillet, l’immunologue Françoise Barré-Sinoussi, Nobel de médecine et présidente de l’International Aids Society (IAS), s’est faite la porte-parole de 34 scientifiques qui ont établi un plan stratégique pour venir à bout de l’épidémie d’infections du VIH.
Depuis vingt ans, des avancées ont permis la mise sur le marché de plus d’une vingtaine d’antirétroviraux (ARV). Ces médicaments permettent de prolonger la vie des personnes séropositives, malgré des effets secondaires non négligeables, mais ils n’éradiquent pas le VIH.
Lors d’une infection, ce virus attaque des cellules du système immunitaire (lymphocytes T) de l’individu, dans lesquelles il injecte son code génétique. Ce dernier va s’intégrer au cÅ“ur du génome cellulaire, et y demeure de façon «dormante». Mais il suffit d’une infection ultérieure par un autre virus, même banal, pour que ces cellules immunitaires, voulant lutter contre cet envahisseur, s’activent et se mettent aussi à dupliquer le virus du sida, qui peut à nouveau envahir l’organisme, finissant par trop l’affaiblir. Ce sont ces «réservoirs à VIH» – 1000 à 10 000 par million de cellules chez une personne infectée – qu’étudient de près les scientifiques.
«Depuis dix ans, notre compréhension des mécanismes de persistance du VIH est meilleure, dit Steven Deeks, professeur à l’Université de Californie. Nous pouvons sérieusement tester des médicaments qui vont soit empêcher cette latence du virus, soit le forcer à sortir de sa cachette.» Les chercheurs ne partent pas de rien, puisqu’ils disposent d’une «preuve de concept»: le «patient de Berlin».
Le Californien Timothy Brown était séropositif lorsqu’il a été touché par une leucémie, indépendante de son infection par le VIH. Pour le soigner, en 2009, une équipe médicale de Berlin a effectué une transplantation de moelle osseuse afin de renouveler son système immunitaire. Peu après, il était en rémission. Surtout, le VIH n’était plus détectable dans son corps! Timothy Brown est la première personne au monde à s’être débarrassée du virus du sida. Cette thérapie n’est toutefois pas applicable aux quelque 30 millions de séropositifs, tant la méthode utilisée est lourde et coûteuse.
La raison de ce dénouement? Le donneur de moelle faisait partie de ce pour-cent d’Européens qui possèdent une version mutée du gène CCR5. Or celui-ci produit une protéine qui est la «porte d’entrée» du VIH à la surface des cellules: sans elle, le virus tourne en rond, impuissant. «Des messagers chimiques qui bloquent CCR5 ont été développés, rendant cette protéine indisponible pour le VIH, expliquent Carl June et Bruce Levine, immunologistes à l’Université de Pennsylvanie, dans la revue Scientific American . Toutefois, le blocage obtenu est incomplet. En outre, le VIH mute au fil de ses réplications et échappe parfois au blocage.» Comment aller plus loin?
Lorsque les cellules infectées se mettent à dupliquer le VIH, elles sont repérées par le système immunitaire général, qui déclenche leur apoptose (suicide). La stratégie en vogue, double, vise donc d’une part à contraindre le virus à sortir de ses réservoirs tout en renforçant le système pour lui permettre de purger ces derniers; des chercheurs de l’Université de Caroline du Nord décrivent justement, dans la revue PNAS du 29 mai, une telle méthode. D’autre part, il s’agit d’empêcher que le virus qui aurait réussi à s’échapper puisse aller infecter d’autres cellules. Ce second effet pourrait être obtenu soit à l’aide des médicaments déjà existants bloquant l’accès CCR5, soit par la technique mise au point par Carl June et Bruce Levine.
Celle-ci permet, grâce à une manipulation génétique, de mettre hors service le gène CCR5 au sein même du génome des «gardes du corps» que sont les lymphocytes T, ce qui les rend totalement invulnérables au VIH. Ces soldats du système immunitaire, modifiés, cultivés en laboratoire puis réinjectés dans le corps du patient, colonisent alors progressivement ce dernier. Après des tests en culture et chez la souris, «nos résultats dans un essai d’innocuité chez l’homme sont encourageants, concluent les chercheurs. L’étude devrait s’achever en 2013.»
Par ailleurs, d’autres équipes tentent de percer le secret des «contrôleurs élites du VIH»: ces gens sont séropositifs, mais leur organisme parvient à maintenir une charge virale quasiment indétectable et donc inoffensive. Selon une étude de la Harvard Medical School de 2007, une personne sur 300 infectées par le VIH fait partie de ce groupe.
Le plan stratégique proposé hier vise à lancer des études fondamentales et cliniques en suivant sept priorités de recherche pour creuser ces questions. Quoique prometteur, il comporte plusieurs écueils. Ethiques, tout d’abord: «Les chercheurs devront tester des médicaments potentiellement très toxiques chez des séropositifs qui reçoivent des ARV et vont bien. Il s’agira donc de balancer les risques contre les bénéfices pour la communauté en général», écrivent Françoise Barré-Sinoussi et Steven Deeks dans un commentaire paru hier dans la revue Nature.
Et, du point de vue financier, ce plan nécessitera d’importants moyens, «peut-être des centaines de millions de dollars par an, estiment les deux scientifiques. Et cela sans impacter d’autres domaines comme la quête d’un vaccin ou les programmes sous-dotés de distribution des traitements.» «Nous partons dès aujourd’hui à la recherche de donateurs, tels les gouvernements des pays émergents combattant l’épidémie (Chine, Inde, etc.), ou des fondations, comme celle des époux Gates», confie au Temps Bertrand Audoin, directeur exécutif de l’IAS.