Les agences spatiales, européennes et américaines, planchent sur les projets d’habitats spatiaux post-ISS, dès 2024
Que faire après? Qu’imaginer comme projet spatial une fois que la Station spatiale internationale (ISS) sera laissée à l’abandon, pour l’heure en 2024 mais probablement un peu plus tard? La question est au cœur des réflexions des grandes agences spatiales, avant tout européenne (ESA) et américaine (NASA). Pour permettre à cette dernière d’y répondre, le Congrès américain a débloqué 55 millions de dollars à fin 2015, afin de développer un «module d’habitation augmenté». L’agence n’avait pas attendu ces fonds puisqu’elle avait lancé le programme NextSTEP sollicitant des entreprises privées. Certaines ont présenté leurs esquisses il y a peu.
De son côté, l’ESA réfléchit aussi à ce futur proche, comme l’a montré un colloque international sur les «habitats clos» qui s’est tenu à la mi-juin à Lausanne. Le Vieux Continent, lui, met clairement l’accent sur la nécessité de concrétiser un tel projet dans une vaste alliance mondiale des efforts spatiaux. Surtout, tous ces acteurs sont plus ou moins d’accord sur un point: la destination où envoyer ce futur vaisseau. En l’occurrence, en orbite dite «cislunaire».
Il s’agit là d’orbites elliptiques très grandes, incluant la Terre, et dont l’apogée se trouve au-delà de la Lune, voire au-delà de l’orbite lunaire basse, «où il est inutile de penser aller s’installer, tant nos systèmes actuels ne sont pas adaptés», dit Bernhard Hufenbach, directeur de la stratégie des vols habités à l’ESA.
Les orbites cislunaires sont intéressantes à maints égards: elles sont accessibles aisément depuis la Terre; elles permettent de passer régulièrement près de la Lune sans proprement tourner autour; et elles permettent de faciles transferts des charges massives entre les deux astres, ce qui sera utile pour la (re)conquête de la Lune. En effet, il suffit de placer un vaisseau sur une telle orbite pour que, forces de gravitation lunaire et terrestre aidant, celui-ci bénéficie d’un voyage quasi «gratuit» (sans propulsion) de la Terre à Lune, avec uniquement les décalages sur les orbites basses à gérer. Surtout, ces orbites cislunaires sont très stables, ce qui ne nécessitera pas de manœuvres régulières d’ajustement, comme avec l’ISS.
Intérêts directs de la NASA
Ces orbites ont aussi leurs désavantages. L’un d’eux tient au fait qu’elles se situent hors du champ magnétique protégeant la Terre. L’exposition des membres d’équipage aux rayonnements cosmiques devra être limitée, de même que leurs séjours. «L’idée est de développer un système de transport et d’habitation pour aller passer quelques semaines ou mois, puis de laisser cet avant-poste inhabité jusqu’à la prochaine mission», explique sur le site space.com Josh Hopkins, architecte de l’exploration spatiale pour la firme américaine Lockheed Martin.
Quel genre de système? Cela tombe bien: les Etats-Unis ont entrepris en 2011 la construction d’un puissant lanceur baptisé Space Launch System (SLS), dans l’objectif un jour d’explorer l’espace profond. «L’intérêt d’aller en orbite cislunaire serait donc, pour la NASA, de donner un premier rôle utile au SLS», dit Oliver Botta, du Swiss Space Office. Cette fusée transportera la capsule Orion, successeur du programme Apollo visant à arpenter l’environnement hostile de l’espace lointain; essais prévus en 2018.
Or cette capsule concerne de près l’Europe, puisque l’ESA fournit à la NASA pour sa construction l’infrastructure de base qu’elle avait développée pour son cargo spatial automatique ATV. Ceci, comme souvent dans les affaires spatiales, en lieu et place d’argent en cash: «Cela faisait partie d’un accord avec la NASA, détaille Oliver Botta: en échange d’une possibilité d’utiliser l’ISS, l’ESA s’est engagée à livrer deux de ces modules de services pour équiper la capsule Orion». Or la vie de l’ISS ne cessant d’être prolongée, cela ne suffisait plus. «L’Europe envisage donc de collaborer avec la NASA sur ce nouveau projet de poste habitable dans l’espace profond.»
Mais cette fois, l’ESA espère bien ne plus seulement dépendre de son homologue américaine en ne pouvant l’accompagner dans ses aventures spatiales qu’en échange de prestations en nature. «L’idée est d’établir désormais une relation de travail basée sur la coopération et la contribution plus que sur la contrepartie», dit Oliver Botta. Pour Bernhard Hufenbach, «l’ESA espère bien se profiler dans ce domaine [des habitats spatiaux profonds], avec tout ce qu’elle développe.» Des décisions en ce sens seront prises à la prochaine réunion des ministres européens de l’espace, en décembre à Lucerne.
Pourquoi viser à nouveau la Lune, ou plutôt son voisinage? Les raisons sont multiples, liste le responsable de l’ESA. D’abord pour tester des technologies, plus que pour faire de la recherche fondamentale comme à bord de l’ISS. Ensuite pour s’entraîner à piloter des engins robotisés sur la Lune depuis un poste de commande proche – de la même manière que l’astronaute danois Andreas Mogensen, en septembre 2015, puis son collègue anglais Tim Peake, en avril 2016, ont télécommandé depuis l’ISS des robots terrestres. Tout ceci en vue, peut-être, de préparer l’installation multinationale d’un «village lunaire» cher au nouveau directeur de l’ESA, Jan Wörner. Enfin, l’objectif plus large serait de préparer les missions suivantes d’exploration habitée, vers Mars dès 2030, et avant vers un astéroïde.
Modules spatiaux gonflables
Pour assurer de si longs périples, les agences spatiales planchent sur des «systèmes de support vie», permettant de minimiser les déchets, de maximiser leur recyclage et de produire avec ces cycles l’air et les vivres nécessaires (eau, nourriture). En parallèle, la NASA mène déjà diverses expériences à bord de l’ISS: système d’extinction d’un feu en microgravité (les flammes n’ayant pas le même comportement que sur Terre) ou validation de modules d’habitation gonflables fournis par l’entreprise Bigelow Aerospace. En mai, le premier déploiement de cette «pièce» supplémentaire de 16 m3 ajoutée à l’ISS a d’abord échoué, avant d’aboutir et de permettre, le 7 juin, à l’astronaute Jeff Williams d’y pénétrer; cette technologie doit maintenant être mise à l’épreuve du temps.
Surtout, la NASA a lancé les projets Next Space Technologies for Explorat ion Partnerships (NextSTEP), dont l’objectif est justement d’exploiter au maximum les capacités de la future capsule Orion comme base à partir de laquelle développer un poste en orbite cislunaire. L’agence a donné un million de dollars à quatre sociétés – Boeing, Bigelow Aerospace, Lockheed Martin et Orbital ATK – pour livrer des esquisses. Celles des deux dernières citées ont été dévoilées fin mai devant un comité de la Chambre des représentants des Etats-Unis. Avec même un agenda: Frank Culbertson, ancien astronaute et président d’Orbital ATK verrait bien l’installation d’un habitat pour quatre personnes en orbite cislunaire en 2020 déjà. L’espace n’attend pas.
L’«habitat spatial profond» imaginé par la firme Lockheed Martin, avec au premier plan la capsule Orion et son module européen. (LOCKHEED MARTIN CORP.)
2020 L’année à laquelle le patron de la firme Orbital ATK verrait un nouvel habitat spatial déployé en orbite cislunaire, pour préparer une reconquête de la Lune.
Une orbite pour s’approcher de la Lune
L’orbite cislunaire englobe la Terre et la Lune. Un vaisseau peut y circuler sans consommer de carburant: les forces de gravitation des deux astres suffisent. De quoi s’approcher facilement de la Lune pour l’observer, voire s’y rendre.