LE TEMPS || Les satellites commerciaux privés permettent d’évaluer les zones de conflit ou de catastrophe difficiles d’accès avec une précision de plus en plus pointue et indiscutable. Alors que va s’ouvrir, le 12 octobre au Caire, une conférence des donateurs pour reconstruire Gaza, l’institut Unitar/Unosat de l’ONU publie un état des lieux très détaillé sur l’ampleur des dégâts, en comparant des images datant d’avant et d’après le conflit
Lorsqu’un déluge de feu s’est abattu sur une région densément peuplée, lorsque des milliers de bâtiments ont été détruits, comment les reconstruire? Selon quelles priorités? Et pour quel coût? A la suite du conflit qui a touché la bande de Gaza, entre le 8 juillet et le 26 août, ce sont ces questions que traitera, le 12 octobre au Caire, la Conférence internationale des donateurs placée sous l’égide de l’Egypte et de la Norvège, qui préside le comité de coordination de l’aide internationale aux Palestiniens (lire ci-contre). L’objectif: discuter de la contribution financière à attribuer à ce territoire meurtri.
Les participants pourront se baser notamment sur une étude publiée le 2 octobre par l’Unosat, le programme d’analyse satellitaire de l’Institut des Nations unies pour la formation et la recherche (Unitar), basé à Genève. En compilant des images satellite – une technologie de plus en plus en plus utilisée pour évaluer les zones de crise, de conflit ou de catastrophe difficiles d’accès –, l’organisation a pu établir un relevé très précis des dégâts à Gaza.
Sur les 367 km2 de cette bande de terre, les clichés montrent, pour ce bilan effectué entre le 24 juillet et le 24 septembre 2014, que 15 264 bâtiments ont été endommagés – pour une petite moitié largement détruits. Sur 101 établissements de soins, 18 ont été impactés; un hôpital a même été rasé. Et sur 467 édifices scolaires, un a été réduit à néant, et 30 autres plus ou moins gravement touchés. Quant aux 1855 hectares voués à l’agriculture: 1263 serres ont été démolies, plus de la moitié entièrement. Tout cela sans compter les 7473 cratères d’impacts repérés dans les champs et zones non urbaines. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA), ces dégâts touchent 40 000 personnes actives dans l’agriculture.
«L’avantage de ces chiffres est qu’ils sont objectifs et indiscutables, car nous ne nous occupons pas de politique, mais uniquement des faits», affirme Francesco Pisano, directeur de la recherche à Unitar, pour présenter les travaux d’Unosat, hébergé au CERN, où une trentaine de collaborateurs tirent profit des immenses capacités informatiques du laboratoire de physique. «Cette collaboration est unique, et ce n’est pas un hasard si elle a lieu à Genève», loue-t-il.
Unosat/Unitar n’agit que sur demande d’autres organisations onusiennes; dans ce cas précis, la requête est venue du Programme onusien pour de développement (PNUD). L’institut acquiert les images provenant de divers engins spatiaux. «A partir de 2005, les satellites commerciaux sont devenus aussi performants que leurs pendants militaires et scientifiques. On se procure des clichés comme on achète une chanson sur iTunes.» A des prix variables: les moins chers sont dans les archives (environ 300 dollars pièce), et les plus onéreux ceux commandés sur mesure (jusqu’à 3000 dollars). «C’est devenu un vrai business. Chaque année, plusieurs nouveaux satellites privés d’observation sont lancés», dit Francesco Pisano. Selon lui, outre l’Europe et les Etats-Unis, l’Inde et la Corée du Sud sont les pays qui vont le plus investir ce domaine; la Chine et la Russie sont déjà présentes, mais plutôt pour leurs propres besoins, les données descriptives des images étant rédigées dans leur langue. A l’Unosat, on n’a jamais utilisé d’images de satellites militaires. La raison? «Nous voulons éviter de nous faire reprocher d’avoir exploité des données secrètes. Nous n’utilisons que des images accessibles à tous pour que quiconque décriant nos travaux puisse tenter de les reproduire pour prouver qu’ils ne montrent pas la réalité.»
«Un logiciel nous indique quel satellite couvre quelle région à quel moment», poursuit l’expert. Pour cette étude sur Gaza, les engins Pléiades, opérés par Airbus Defense and Space, ont été utilisés. Avec des ajouts empruntés à Google Earth. Le tout avec une acuité de plus en plus pointue: «La précision est de 50 cm, et elle est encore amenée à s’améliorer. Sauf au-dessus d’Israël, qui reste le seul pays à ne pas autoriser une finesse meilleure qu’un mètre.» Un tel degré de définition de ces clichés peut être très utile lors de leur interprétation. «Après une fusillade au gros calibre contre un mur, il est possible de voir sur les images satellites les fragments tombés au sol, et de reconstituer l’événement. Autre exemple: nos spécialistes peuvent distinguer depuis l’espace si une ambulance en est vraiment une, et non pas un blindé déguisé en véhicule de soins…» Comment? «A la profondeur des traces laissées par leurs roues dans le sol.»
Les services de l’Unosat sont surtout exploités pour l’établissement des dégâts après un conflit ou une catastrophe humanitaire, mais aussi pour «voir comment c’était avant»; ainsi, dans le cas d’un glissement de terrain, les données satellite permettent aux sauveteurs de visualiser où se trouvaient les habitations englouties, afin de localiser les possibles survivants. Par ailleurs, lors de projets de reconstruction, dans des zones reculées, de bâtiments financés par la communauté internationale, un suivi satellite permet d’évaluer l’avancée des travaux.
«On associe souvent le terme «géointelligence» à l’observation par satellite, continue Francesco Pisano. Nous essayons de nous en départir, car ce mot fait parfois référence à des activités de renseignement. Or, nos travaux ont pour but de répertorier et d’instruire plutôt que de révéler. D’ailleurs, l’altitude à laquelle opèrent les satellites fait partie de la juridiction internationale. On ne peut pas nous accuser d’espionnage; on ne viole aucun espace aérien.» Ce qui ne serait pas le cas avec des drones d’observation, qu’utilise aussi l’Unosat depuis 2011.
«Notre travail consiste avant tout à établir les faits aussi clairement que possible, insiste-t-il. Si l’analyste ne voit rien, il n’en parle pas, ne fait pas d’interprétation», comme dans le cas de structure souterraine ou de bâtiment public transformé en repère militaire. «Cela dit, la meilleure des cartes satellite est celle qui est confirmée par des clichés pris au sol par nos collègues des agences humanitaires. C’est pourquoi notre appartenance à la Genève internationale est cruciale.»
La minutie de l’expertise d’Unosat vise un but premier: ôter aux entités impliquées la possibilité de nier ce qui s’est factuellement passé sur le terrain. «Concernant Gaza, on peut ainsi remettre en question l’efficacité des» frappes chirurgicales» annoncées contre des édifices militaires uniquement.» Si l’utilité de ces travaux semble évidente, leur divulgation suscite des réactions variées. Lorsque leur validité n’est pas contestée, ils servent de base à des prémisses de discussion, «comme lors du conflit entre la Russie et la Géorgie, en 2008». Dans d’autres situations, de telles analyses peuvent fâcher, lorsqu’elles surprennent. «Vers la fin de la guerre civile au Sri Lanka, en 2009, alors qu’aucune information ne sortait du pays, nous avons estimé le nombre de civils pris au piège dans les «zones protégées» et observé les mouvements de populations en réaction aux combats terrestres. Des informations qui ont permis d’identifier des violations des Conventions de Genève. La publication de ces analyses inattendues a fortement irrité le gouvernement sri-lankais.» Enfin, si elles permettent de «réduire le flou», de telles études dérangent parfois, «parce que certains pays n’ont pas le courage de se mettre en face de leur réalité, lorsqu’il s’agit, par exemple, de localiser des fosses communes. Ces données de précision n’aident pas à maintenir la rhétorique diplomatique.»
Il est par contre des cas où l’Unosat n’en use qu’avec modération: «Lorsque nos travaux peuvent faire empirer la situation.» Et Francesco Pisano d’expliquer que, dans certains cas, «des informations que nous divulguerions peuvent mettre en danger les équipes de l’ONU sur le terrain, ou les populations civiles, parce qu’elles pourraient être utilisées à mauvais escient par l’une des parties du conflit. Le meilleur moyen de ruiner une mission humanitaire reste de tuer l’un de ses représentants». Mais à retenir ou sélectionner ainsi des informations, n’y a-t-il pas une perte de l’objectivité tant revendiquée? «Nos activités sont toujours transparentes. Mais il est possible de ne pas tout divulguer en faisant du bruit… Et le moment choisi pour le faire est important, quand bien même nous ne sommes pas là pour dénoncer, comme certaines ONG le font selon leur agenda, également sur la base d’images satellite.»
Concernant Gaza, l’analyse publiée jeudi passé, et financée par le gouvernement danois, «fournit une base crédible pour l’évaluation des dégâts en vue de la reconstruction», estime Narjess Saidane, représentante du PNUD. Début septembre, selon l’AFP, des experts palestiniens ont estimé son coût à 7,2 milliards de francs, et dit qu’elle durerait cinq ans dans l’hypothèse d’une levée totale du blocus imposé par Israël sur l’enclave palestinienne.
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