Après la crise qui l’a secoué l’été dernier, le vaste projet européen qui vise à mieux comprendre puis simuler le cerveau a fait l’objet d’une évaluation d’experts de l’UE. Les résultats ont été divulgués lundi discrètement. Les responsables sont priés de revoir leur copie, notamment au niveau de ses structures d’organisation
Ce sont trois «défis majeurs» auxquels la Commission européenne soumet les responsables du Human Brain Project (HBP). Construire les infrastructures informatiques promises; mieux intégrer l’expérimentation et les recherches en sciences cognitives; mettre en place une structure organisationnelle plus efficiente. Ces conclusions, émises par 19 spécialistes, ont été publiées lundi. Elles font suite à la crise qui a secoué ce projet européen lancé par l’EPFL, doté de 1,2 milliard d’euros sur dix ans, qui vise à mieux comprendre puis simuler le cerveau.
C’est en juillet 2014 que les esclandres débutent. Quelque 130 neuroscientifiques, qui furent vite six fois plus nombreux, signent une lettre ouverte à la Commission européenne. Ils l’appellent à prendre des mesures pour réorienter le HBP, critiquant des abus d’autorité dans sa gouvernance ainsi qu’un redimensionnement des visions scientifiques. Surtout, ils dénoncent la mise en place proposée d’un instrument administratif de répartition des fonds provenant de l’UE et des pays participants. Un instrument qui porte de grands risques d’exclure les recherches consacrées à l’expérimentation animale et aux neurosciences fondamentales. Les représentants de cette dernière communauté, impliqués dès le début, laissent alors entendre qu’ils ont été enrôlés pour servir d’alibi et aider le HBP à être choisi.
Mi-juillet, l’UE déclare «prendre de tels signaux au sérieux», se disant confiante que l’évaluation des progrès scientifiques, technologiques, managériaux ou éthiques du HBP permettrait d’examiner ces griefs; c’est un résumé de celle-ci que décrit dans son blog Thierry Van Der Pyl, l’un des responsables du domaine à la Commission européenne.
Naguère, cette mesure n’a pas été suffisante pour apaiser la situation. Si bien qu’en septembre, un médiateur, Wolfgang Marquardt, ancien directeur du Conseil allemand de la science et des humanités, est nommé. Sa tâche: proposer une réforme des structures scientifiques et de gouvernance. Son rapport devrait être divulgué sous peu.
Dans son blog, Thierry Van Der Pyl commence par souligner la confirmation des experts que le HBP est très «difficile et ambitieux, et mené par des scientifiques ayant une vision claire». Vice-président de l’EPFL, Philippe Gillet précise que l’emploi du pluriel est approprié, tant le projet ne tourne pas qu’autour de la personne très médiatisée – trop, selon certains – de son initiateur, Henry Markram. Les experts soulignent que les progrès de la première année de fonctionnement du projet sont bons. Avant d’enjoindre ses responsables à atteindre trois buts.
Premièrement, «construire une infrastructure informatique de classe mondiale, pour attirer un grand nombre d’utilisateurs susceptibles de la valider». «Nous sommes confrontés à ce défi», admet Philippe Gillet. «La direction du HBP a toujours affiché cette volonté, dit Alexandre Pouget, professeur de neurosciences à l’Université de Genève et l’un des initiateurs de la lettre ouverte. Encore que: elle a aussi joué sur une certaine ambiguïté, évoquant au début un superordinateur devant simuler le fonctionnement du cerveau avant, récemment, de parler surtout d’une plateforme technique destinée à regrouper toutes les données produites en neurosciences.» Et d’ajouter que «l’interjection des experts semble demander à quelle échéance une telle infrastructure sera érigée». Le chercheur voit aussi un autre souci: «Personne n’exprime le besoin d’utiliser ce qui serait une plateforme pour simuler de manière «bottom-up» le fonctionnement du cerveau, tant l’on comprend encore mal ce dernier.»
Deuxième objectif: «intégrer et relier davantage». Un point à la formulation d’apparence floue, mais qui considère comme «fondamental» de réintégrer dans le projet les recherches sur les «architectures cognitives et les travaux expérimentaux». «C’est très positif, avise Alexandre Pouget. Sans les neurosciences fondamentales, ce vaste projet serait une absurdité totale. Cela dit, nous n’avons pas plus de détails sur la manière dont cet élément sera concrétisé. Nous attendons donc le rapport de médiation sur ce point.» Cette réintégration des neurosciences «n’est plus un souci pour nous», assure Philippe Gillet. Un informateur indique pourtant que l’EPFL ne serait pas entièrement encline à adapter les objectifs scientifiques, en référence aux discussions animées qui auraient eu lieu dans l’une des deux commissions présidées par le médiateur, consacrée à la «science».
Selon les débats ayant eu lieu dans l’autre de ces deux cénacles, dédié, lui, à la «gouvernance», les responsables du HBP seraient par contre ouverts à revoir leur structure organisationnelle. C’est d’ailleurs le sujet du troisième défi posé par les experts de l’UE, qui demandent également de «développer la communication avec la communauté scientifique et le public en développant des messages clairs basés sur des attentes concrètes du projet.» Autrement dit: remplacer, dans le discours, la vision par des résultats concrets. «Il y a pour l’heure très peu de publications scientifiques en regard des immenses moyens investis, non seulement dans le HBP mais durant six ans dans le Blue Brain Project, qui l’a précédé à l’EPFL», estime Alexandre Pouget.
Questionné par Le Temps, Patrick Aebischer, président de l’EPFL, évoque déjà une réorganisation débouchant sur une structure moins centralisée mais plus continentale, au prix de considérer l’EPFL comme une des antennes du projet et plus son siège. Il se montre toutefois positif sur l’issue de toutes ces discussions: «Je ne vois rien d’insurmontable!»
Du côté de la Commission, on se refuse à tout commentaire additionnel, arguant que le rapport de revue doit être finalisé en mars. Ajouté à celui, imminent, du médiateur allemand, il servira aux responsables du HBP à revoir leur document décrivant le nouvel instrument de répartition des fonds, qui devrait être présenté à l’UE à la fin du printemps. Puis avalisé si un accord est trouvé.
«Cette mutation nous ravit»
> Patrick Aebischer, président de l’EPFL, réagit
Le Temps: Votre analyse?
Patrick Aebischer: Les experts de l’UE, dont je ne connais pas l’identité, soutiennent le Human Brain Project (HBP) dans ses grandes lignes. Celui-ci va «maturer», c’est positif. Je ne vois rien d’insurmontable. Comme dans tous les grands projets – tel qu’aller sur la Lune –, il faut du temps pour mettre en place la bonne organisation. Je rappelle que présenter une grande vision, des attentes, est ce qui était demandé dans la postulation de ces projets européens. Les choses se mettent gentiment en place. Toute une série de résultats concrets sont déjà là. Certes, il nous faut nous restructurer. Mais cela va nous aider.
– On évoque une structure administrative paneuropéenne, multisites. Est-ce à dire qu’il ne faudra plus dire que l’EPFL est le siège du HBP, mais seulement une de ses antennes?
– Mais le HBP n’a jamais été le projet de la seule EPFL. A son tout début, peut-être. Mais je ne vois pas comment une telle initiative peut être portée par une seule institution. Si on gardera toujours sa paternité, il faut partager ce projet, le «désinstitutionnaliser», faire qu’il devienne vraiment européen, comme l’est le CERN. Il n’y a aucune critique contre l’EPFL elle-même. Cette mutation est naturelle, et nous ravit. Cela assure la pérennité de l’ensemble.
– Si ces adaptations organisationnelles sont acceptées, les objectifs scientifiques seront-ils aussi revus?
– Du point de vue scientifique, ce projet avait déjà passé trois évaluations, voici la quatrième. La médiation externe [par un spécialiste nommé en septembre 2014] n’a pas pour but de réévaluer le projet sous cet angle; pour rappel, c’est nous qui avons sollicité ce médiateur. Ce rôle échoit à la Communauté européenne, qui dicte quoi faire. Nous allons mettre en place ses recommandations. Les sciences cognitives seront réintégrées. Mais, au départ, le projet était un projet ICT (pour Information and Communication Technologies). Les experts externes auraient pu décider de tout arrêter, ils ne l’ont pas fait. Ils soutiennent le projet, comme ils l’écrivent. C’est là l’essentiel. Propos recueillis par O. D.