LE TEMPS || En marge de l’arrivée de PlanetSolar vendredi dernier à Monaco, le conseiller fédéral Didier Burkhalter explique comment la science permet d’engager le dialogue sur d’autres sujets avec d’autres Etats, et en quoi le catamaran solaire suisse en est un des emblèmes, au même titre que l’avion Solar Impulse
«C’est une aventure humaine fantastique! C’est surtout intéressant pour la Suisse, parce que cela rapproche l’image et la réalité de notre pays.» Si Didier Burkhalter était à Monaco vendredi dernier, c’était d’abord pour féliciter le Neuchâtelois Raphaël Domjan d’avoir réalisé, à bord du catamaran PlanetSolar, le premier tour du monde à l’énergie solaire (LT du 05.05.2012). Mais pour le conseiller fédéral, ce projet se veut aussi un vecteur caractéristique de la diplomatie scientifique qu’il veut promouvoir depuis son arrivée au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE). Entre une rencontre avec le premier ministre monégasque et l’accueil triomphal de l’équipage, il l’a expliqué au Temps .
Le Temps: En quoi des projets comme PlanetSolar, ou l’avion Solar Impulse, sont-ils des emblèmes de la diplomatie scientifique que vous prônez? Vous aident-ils à ouvrir des portes?
Didier Burkhalter : PlanetSolar et Solar Impulse sont des projets de globalisation, au sens propre – faire le tour du monde – comme au figuré. A travers eux, la Suisse a eu des contacts avec différents Etats et responsables politiques. De manière générale, ce qui ouvre des portes, c’est la capacité suisse à développer des initiatives de haute technologie très intéressantes. Le fait d’être leader mondial permet de regarder un certain nombre de pays à hauteur d’yeux. Dans un dialogue au sujet de la science, il n’y a pas de grandes ou de petites puissances; il y a deux Etats souverains avec telles ou telles capacités pour résoudre des défis globaux, comme ceux de l’eau ou de l’énergie. Or nous avons placé notre stratégie de politique étrangère sous le signe notamment des valeurs de solidarité et de responsabilité. En montrant ainsi notre responsabilité de leader en matière de technologies, nous entrons dans le champ de la solidarité face aux défis mondiaux. D’ici à quelques années, ceux-ci pourront amener à des conflits que l’on cerne encore assez mal. Il s’agit d’anticiper sans attendre, et la Suisse a un rôle à jouer. PlanetSolar et Solar Impulse sont des impulsions. La diplomatie scientifique est donc doublement intéressante: elle permet de trouver des réponses à ces problématiques mondiales, tout en ouvrant la voie au débat sur d’autres sujets. Avec la Chine par exemple, des discussions sur la science ont rendu possible le dialogue sur d’autres thèmes, même ceux qui dérangent.
– Dans ce cas précis, quels champs scientifiques étaient impliqués?
– Les recherches qui sont notamment menées à l’Institut Paul Scherrer (en physique de la matière, ndlr). Nous avons pu construire une relation similaire avec d’autres pays qui sont au cÅ“ur de nos priorités, comme le Brésil, l’Afrique du Sud ou la Corée du Sud. Nous avons développé des programmes de recherche communs, d’abord pilotés par un accord d’Etat à Etat. Par la suite, les échanges ont lieu entre institutions scientifiques. Ces relations qui naissent à travers la technologie sont importantes autant pour la politique et la société que pour les êtres humains; les chercheurs n’utilisent pas le même idiome, mais ils parlent la même langue, celle de la science.
– La diplomatie scientifique ne se réduit donc pas à de la «science pour la diplomatie», c’est aussi de la «diplomatie pour la science»…
– Il faut rester prudent: l’Etat, au sens large, n’a pas à dicter à la science ce qu’elle doit faire, mais uniquement à s’occuper des problèmes de la société. Les scientifiques doivent rester libres de choisir leurs recherches. Cela dit, la diplomatie peut aider. En participant par exemple à mieux positionner, à faire connaître des projets comme PlanetSolar ou Solar Impulse.
– Six gros projets européens, dits «Flagships», sont en course pour deux places et un soutien d’un milliard d’euros sur dix ans; trois sont gérés ou codirigés depuis les deux EPF suisses. Cela vous donne-t-il des arguments pour négocier au niveau politique européen?
– Notre chance est que les EPF, mais aussi certaines universités cantonales, sont toujours bien placées dans les grands programmes européens. Ceux-ci sont construits en réseaux; la recherche est ainsi très révélatrice du fonctionnement du monde actuel. Les contacts établis à travers cette diplomatie de la science nous aident dans d’autres domaines. Utiliser ces alliances pour défendre des initiatives politiques est une formule gagnante. Nous l’expérimentons par exemple à l’ONU: les propositions de réforme du Conseil de sécurité faites par le groupe S-5 (Suisse, Jordanie, Costa Rica, Liechtenstein et Singapour – nous avons de bons échanges scientifiques avec ce dernier Etat) y recueillent un écho meilleur que si elles étaient présentées par un seul pays.
– Vous parlez de réseaux: celui des cinq Swissnex (les consulats scientifiques suisses de Boston, San Francisco, Shanghai, Bangalore et Singapour, justement) est actif depuis dix ans, mais dépend essentiellement du Secrétariat d’Etat à la recherche. Votre département va-t-il exploiter davantage leurs services?
– Les Swissnex mettent en évidence de manière jeune, simple et souple le dynamisme du privé avant tout, mais cherchent aussi à rapprocher les acteurs de la science et de la culture. De même, il s’agira de mieux marier la diplomatie et le côté scientifique pur des Swissnex. C’est dans ce sens qu’on va essayer de développer des projets. Il n’y en a pas encore assez. Si j’avais la possibilité d’aller plus vite, j’en serais content. Reste que l’essor des Swissnex et de leur réseau, comme en général les projets de collaboration scientifique, dépend des approches culturelles dans les pays concernés.
– Vous plaidez donc pour le rattachement des Swissnex au DFAE?
– Savoir à quel département ils sont rattachés m’est un peu égal. Je n’ai jamais eu ce sens de l’importance du lien administratif. Il me paraît par contre crucial que le gouvernement donne la priorité à ce réseau.
– Le Conseil fédéral prend-il justement la pleine mesure que la matière grise ainsi que les savoirs et innovations qu’elle génère constituent ce qui nourrit ces réseaux scientifico-diplomatiques? On entend encore souvent les chercheurs craindre de ne pas disposer d’assez de soutiens financiers…
– Depuis des années, les budgets pour la formation et la recherche ont crû de 5 à 6% au niveau fédéral. Ce sera certes un peu plus difficile pour la période 2008-2015: entre 4 et 4,5%. Mais on ne peut pas dire que rien n’est fait. Et certains de mes collègues ministres européens nous envient. Cela étant, tout n’est pas question d’argent: les Swissnex en ont relativement peu, mais présentent beaucoup de résultats. La motivation et l’énergie humaine sont aussi déterminantes. Oui, le gouvernement est pleinement conscient de toutes ces questions. Depuis le début de cette année, ces priorités sont mieux coordonnées dans le cadre de notre nouvelle stratégie de politique étrangère. Nous essayons d’entamer un effort commun: en voyage, mes collègues abordent souvent les questions de science. Ainsi, concernant les Flagships, nous discutons avec les politiciens des pays européens impliqués dans les projets «suisses». Cela ne veut en rien dire que ceux-ci vont être choisis. Mais nous souhaitons montrer que l’autorité ne se désolidarise pas. Au contraire, c’est aussi notre objectif de faire démarrer ces projets. Comme le futur Programme-cadre de la recherche européen 2014-2020, ils sont cruciaux pour l’avenir non seulement de la Suisse, mais de toute l’Europe. De leur réussite dépendra celle du continent dans les vingt à trente prochaines années.
2016 © Olivier Dessibourg | Webworks by Stéphane Schüler