LE TEMPS || Le haut plateau de Plaun la Greina, à cheval entre le Tessin et les Grisons, a failli être noyé sous un lac de barrage dans les années 1980. Cette «toundra suisse», immense marécage alpin, paradis des randonneurs désormais préservé, a été sauvée grâce à la mobilisation de la population locale et abrite une flore unique dans le pays
Entre herbes folles, bouquets de chardons sur le point d’éclore et pompons blancs des linaigrettes que fait flotter la brise, serpentent des ruisseaux d’eaux noires. Autour de ces marécages, un cirque de pics et de collines en roches «moutonneuses», comme disent les géologues. Perché à 2200 m d’altitude, lové entre deux vallées reculées des Grisons et du Tessin, le haut plateau de la Greina héberge une flore unique en Suisse: difficile de croire que ce «musée géologique, jardin botanique, île montagneuse, corridor des miracles et lucarne ouverte sur [des] étonnements», comme le décrivait le journaliste et écrivain tessinois Plinio Grossi, a failli être noyé sous les flots des torrents qui coiffent le relief, nourrissant d’un côté le Tessin, et donc le Pô, et de l’autre une des sources du Rhin. Désormais classée à l’Inventaire fédéral des paysages, sites et monuments naturels d’importance nationale, cette haute plaine longue de près de six kilomètres et large d’un kilomètre devait en effet servir de lit à un lac de barrage.
C’était en 1986. Mais sous la pression d’une forte mobilisation populaire locale, les Forces motrices du nord-est ont renoncé à ériger dans cet écrin naturel un ouvrage de béton qui aurait pourtant assuré d’importantes recettes aux habitants. Un sacrifice qui n’est pas resté sans impact, puisque, quelques années plus tard, le peuple suisse votait en faveur d’une loi fédérale prévoyant une compensation financière – le «centime paysager» – pour les communes renonçant à la manne des redevances hydrauliques au profit de la sauvegarde du paysage.
Ce n’était pas là la première fois que cette «toundra suisse» intéressait les hommes. A l’époque romaine déjà, la Greina constituait un lieu de passage pour franchir les Alpes. Puis les habitants du val Blenio l’empruntaient pour aller faire paître leur bétail sur les alpages grisons de Vrin, assurant ainsi une petite activité mercantile avec leur vallée reculée du Tessin. Et en 1906, alors que le commerce fluvial était encore en plein essor, un projet fou prévoyait de creuser à travers la montagne un long canal pour relier les rivières Tessin et Brenno, au sud, avec le Rhin antérieur, au nord!
Aujourd’hui, ces visions monumentales d’un autre siècle paraissent bien vaines devant la splendeur sauvage des lieux. N’y trouve-t-on pas une des seules arches de pierre naturelle de Suisse, digne de celles constituant un célèbre parc national américain?
On accède à ce paradis évident pour randonneurs par trois vaux (ceux de Sumvitg et Lumnezia aux Grisons et de Camadra au Tessin ). Et l’on peut séjourner dans l’une des trois cabanes du Club alpin suisse (Terri, Motterascio , Scaletta ), seules interventions humaines dans l’image, histoire de profiter des lumières de l’aube tombant sur cette plaine alluviale envoûtante.
«Du point de vue géomorphologique, le plateau de la Greina constitue une vaste vallée perchée de haute montagne, bordée par des sommets dépassant 3000 m (Piz Vial, Piz Terri), […] qui présente de vastes zones à faible pente ayant permis la formation d’importantes accumulations de sédiments meubles d’origine glaciaire, gravitaire, fluviatile et organogène», donc issus d’organismes vivants marins (algues, coraux, mollusques, crustacés, etc.), expliquent les géographes de l’Université de Lausanne Emmanuel Reynard et Georgia et Cristian Scapozza dans une étude consacrée à la morphogénèse de la région. «Du point de vue climatique, poursuivent-ils, celle-ci bénéficie d’un climat globalement frais et humide, avec une moyenne annuelle de la température de l’air se situant entre 0 et 2 °C.»
Lorsqu’on arrive par le côté tessinois au col de la Greina, qui surplombe légèrement le plateau, on avance sur des myriades d’éclats d’ardoise couvrant les ruisseaux de fonte des névés de ce début d’été. On se trouve alors exactement à la frontière entre le Tessin et les Grisons, ligne imaginaire qui sépare ici autant deux cantons que deux immenses bassins versants et qui, tout autour, se fond avec les crêtes. Les pieds dans le cliquetis de l’eau, difficile de dire si celle-ci se lance dans un périple septentrional ou méridional.
Côté grison, passé la Terrihütte, les choses sont plus claires, des cascades turquoise indiquant la direction du sentier de la descente – bordé de panneaux publicitaires en toile plantés sur des piquets! – dans la fournaise.
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