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LE TEMPS || Dès le 1er août, la biologiste abandonnera la recherche sur le génome pour devenir rectrice de l’Université de Lausanne. Elle dévoile ses priorités
Nouria Hernandez, quelles sont vos priorités pour l’Université de Lausanne (UNIL)?
En ce moment, l’institution est en bonne forme. C’est une chance d’arriver à ce moment-là. Mais la diriger reste un défi, car il est facile de faire moins bien. Avant tout, j’aimerais pousser le thème du «développement viable». Je préfère ce terme à celui de «durable», car «viable» implique pour moi davantage l’idée de survie dans la durée. Ce sujet dépasse les problématiques uniquement environnementales. Il me plaît car il permet de penser aux générations à venir. Je me demande si la mienne n’a pas eu la chance de vivre un pic de prospérité et de qualité de vie, dans plusieurs domaines. Prenons l’exemple des antibiotiques, qui ont quasi vaincu les maladies infectieuses: aujourd’hui, les microbes développent des résistances à ces médicaments. Va-t-on revenir à une époque où mourir d’une maladie infectieuse n’était pas rare? Cela donne à réfléchir.
Cette évolution ne pourrait-elle pas être compensée par d’autres avancées scientifiques?
C’est le grand enjeu du développement viable: d’aucuns estiment que les découvertes de nouvelles technologies vont résoudre tous nos problèmes. C’est possible, et ce serait magnifique. Malheureusement, je n’arrive pas à être aussi optimiste. Dans le domaine de l’énergie, par exemple, cela fait des décennies qu’on sait que l’on consomme nos ressources de façon exagérée, mais l’on n’a pas encore réussi à améliorer la situation. C’est pourquoi je pense que je tiens là un beau projet pour l’UNIL. Le développement viable est un sujet de réflexion interdisciplinaire, impliquant la technologie, les sciences de la vie, l’écologie, la philosophie, l’économie, la politique. C’est une belle manière de fédérer le travail de toutes nos facultés. Et de donner lieu à de nouvelles collaborations avec l’EPFL.
Justement, vous êtes issue des sciences de la vie, domaine qui a «explosé» à l’EPFL. Cela a-t-il joué un rôle dans votre élection?
Peu. Ou alors cela m’a plutôt défavorisée, car les facultés de sciences humaines sont inquiètes – je le comprends. D’autant que deux des vice-recteurs de mon équipe sont l’un médecin, l’autre géologue. Elles devraient être vite rassurées! Cela dit, j’espère pouvoir travailler étroitement avec l’EPFL, tant je trouve qu’avoir ces deux institutions sur un même campus est unique.
Ne vivez-vous pas, avec l’EPFL, une certaine «coopétition», mélange de coopération et de compétition?
En sciences, cela est toujours vrai, entre les laboratoires, les groupes. Si c’est parfois assez difficile à vivre, cela fait aussi avancer les choses: il y a un côté simulant dans la compétition. Il faut trouver un juste milieu, sans quoi l’on aurait tendance à se reposer. Dans nos deux institutions, il y a beaucoup de groupes, qui tous mènent des recherches un peu différentes.
Lors de votre nomination en 2015, vous disiez avoir «un an pour apprendre» à devenir rectrice. Qu’avez-vous appris?
Ma première démarche fut de recruter une équipe: cela fut une importante source d’apprentissage, puisque j’ai dû aller parler à tous les doyens des facultés et découvrir ces dernières ainsi que leur culture. J’ai assemblé une équipe qui s’entend bien et dont je suis très contente.
Vous avez pourtant peiné à susciter de l’intérêt pour les postes de vice-recteurs tant au sein des sciences humaines et sociales que parmi les femmes…
Je voulais absolument deux femmes en plus de moi, je n’en ai trouvé qu’une. J’ai eu beaucoup de difficulté à recruter des candidates prêtes à tout lâcher car les femmes qui s’engagent sont déjà très sollicitées, vu leur petit nombre. Je souhaite aussi augmenter le pourcentage des femmes professeures, c’est une de mes priorités. Mais ce sera difficile car, de nos jours, si une femme professeure est mariée ou a un partenaire, c’est presque toujours aussi un professeur. Dès lors, si on souhaite recruter une telle personne, il faut souvent aussi trouver une solution académique pour son conjoint. Ce qui n’est pas simple. Dans la région lausannoise, qui héberge plusieurs hautes écoles, on pourrait mieux faire circuler l’information entre elles lors de tels cas de figure, pour permettre de trouver des solutions. D’autre part, alors que la moitié des étudiants de base en biologie sont des étudiantes, on perd ensuite ces dernières. En Suisse, l’idée est encore très ancrée que si une femme n’arrête pas de travailler pour s’occuper de ses enfants, ceux-ci seront «bizarres».
Parmi vos autres priorités figure le soutien à l’entrée des étudiants dans le monde de l’emploi…
Très souvent, quand les universités se soucient de la relève, elles pensent aux étudiants qui vont continuer dans la recherche publique. Or ceux-ci ne représentent que 3 à 5% de ceux qui sortent de l’université; les autres ne restent pas dans le milieu académique. Pour certains domaines d’étude, comme la médecine, le chemin professionnel est tout tracé. Mais pour d’autres, ce n’est pas le cas: il n’y a pas de métier qui s’appelle «biologiste». J’aimerais aider les étudiants à négocier ce passage en entreprise, et ce de trois manières. Premièrement, en les aidant à mieux se présenter. Par exemple, mener une thèse durant trois à cinq ans équivaut à faire de la gestion de projet; peu d’étudiants en sont conscients. Deuxièmement, en tentant de convaincre les entreprises d’engager des universitaires même si ceux-ci ne correspondent pas exactement au poste décrit. Enfin, en mettant mieux en valeur le réseau des alumni.
Est-ce une réponse au conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann, qui souhaiterait voir croître le nombre de jeunes suivant des formations pratiques plutôt qu’académiques?
Non. La très grande majorité de nos étudiants trouve un emploi tôt ou tard. Je souhaite juste rendre ce passage moins difficile.
Dès le 1er août, la biologiste abandonnera la recherche sur le génome pour devenir rectrice de l’Université de Lausanne. Elle dévoile ses priorités
Avez-vous d’autres projets?
J’aimerais encourager l’entrepreneuriat. C’est difficile, il faut de gros moyens financiers. Il ne s’agit pas seulement de créer des start-up à but lucratif, mais de soutenir toutes les initiatives de groupes ou d’étudiants, comme un jeune qui voudrait développer une radio pour un bidonville en Inde. Cet esprit-là, on devrait aussi l’encourager, et pas seulement pousser les doctorants à développer des entreprises autour d’une innovation puis à les vendre dès qu’elles fonctionnent. Si l’on s’intéresse au développement viable, l’on voit les choses à plus long terme.
Avez-vous des ambitions de développement en médecine et entendez-vous faire appel aux 100 millions mis à disposition par la Confédération pour développer la formation médicale?
L’UNIL a commencé il y a plusieurs années à former davantage de médecins: nous en formons probablement deux fois plus qu’il y a dix ans et nous allons poursuivre sur cette lancée. Mais nous avons un autre projet: il existe une passerelle qui permet à des étudiants en biologie ou en sciences de la vie de passer en médecine. Nous entendons la développer, un peu sur le modèle américain, où des étudiants avec une formation de base différente peuvent rejoindre les études médicales. Il peut s’agir de biologistes qui veulent faire de la recherche et être immédiatement utiles pour soigner le cancer, par exemple, ou de jeunes physiciens attirés par la radiologie.
Ce sont donc plutôt des profils spécialisés, non des médecins de premier recours, ceux dont manque la Suisse?
En effet. Pour la médecine de premier recours, les généralistes ou les pédiatres, j’ai une idée que j’aimerais développer: des infirmières diplômées autonomes qui auraient le droit de prescrire des médicaments sur le modèle américain des «nurse practitioners»; celles-ci travaillent au sein de cabinets de groupe, reçoivent les patients et peuvent prescrire des antibiotiques pour les maladies courantes (angine ou otite). En cas de doute, elles vont chercher le médecin. Cela nécessiterait un changement de loi, mais nous avons déjà à l’UNIL un master destiné au personnel infirmier qui pourrait être développé dans ce sens.
Le programme fédéral d’encouragement à la formation et à la recherche pour 2017-2020 est doté de 26 milliards de francs, en croissance de 2%, plus faible que ces huit dernières années. Les milieux académiques ont jugé cette somme insuffisante. Et vous?
De manière générale, l’éducation et la recherche ne sont pas de bons endroits où économiser. Ce sont les sources vives d’un pays comme la Suisse.
De fait, il ne s’agit pas de coupes réelles, mais d’un ralentissement de la croissance…
C’est vrai. Nous avons été assez gâtés jusqu’à maintenant, il faut l’admettre. Mais c’était nécessaire car la formation et la recherche sont des domaines où l’on obtient des retours sur investissement à moult niveaux. J’espère que les Chambres décideront de freiner le moins possible la croissance des hautes écoles [le débat sur ce dossier commence le 9 juin, ndlr]. Il y a un espoir que cela se passe ainsi.
Quelles seraient les conséquences de ce budget amoindri pour l’UNIL?
La tendance de ces dix dernières années a été à la croissance du nombre d’étudiants. Le fléchissement de l’an dernier est une anomalie. Si ce nombre croît à nouveau et si nous avons moins de moyens, la qualité de l’enseignement et de la recherche va s’en ressentir. Autre exemple: il y a en Suisse une vaste initiative sur la médecine personnalisée. En Suisse romande, les hautes écoles et les hôpitaux universitaires s’organisent pour y présenter un programme cohérent. Quels que soient les montants reçus de la Confédération, chaque institution devra aussi mettre de l’argent dans le pot commun. Avec moins de moyens, cela va coincer.
Une hausse des taxes est-elle dès lors prévue à l’UNIL, comme à l’EPFL?
Non, le nouveau rectorat y est opposé. Il y a déjà trop d’étudiants qui ont des difficultés à mener de front leurs études et des petits boulots pour survivre. Il faut permettre à tous ceux qui ont la capacité de faire des études de se lancer. Et s’il fallait aller dans cette direction, améliorons d’abord les bourses, puis l’on pourrait augmenter les taxes. Pas l’inverse!
Faut-il développer les fonds privés et les chaires sponsorisées?
Sur le principe, je n’ai rien contre. Si on le fait, les conditions doivent être telles qu’elles pourraient être publiées dans les médias sans honte ni inquiétude. Si une chaire est sponsorisée par une banque, par exemple, nous devons être sûrs que son titulaire ne perde pas son autonomie académique, qu’il n’y ait pas de conditions inacceptables de retour ou touchant la publication des résultats.
Quel serait l’impact si la Suisse ne participait pas de manière pleine et entière au programme européen Horizon 2020?
Il y aurait d’abord un impact financier, puisque la Suisse reçoit plus d’argent en retour qu’elle n’en met dans le pot commun. Plus grave: on perdrait la possibilité de se frotter à la compétition internationale et de collaborer avec les meilleures universités européennes. On serait coupé d’un réseau mis en place depuis des années dans lequel nous avons fait nos preuves et sommes reconnus. Il serait aussi plus difficile de recruter des chercheurs étrangers, qui aiment se confronter à la compétition internationale. Aujourd’hui, la Suisse est très attractive pour eux. Si elle ne fait plus partie d’Horizon 2020, il y a un vrai risque d’affaiblissement.
Revenons à la recherche et à la génétique, qui vit des avancées fascinantes. Comment les évaluez-vous?
La technique Crispr-Cas9 [qui permet d’éditer à souhait le génome, ndlr] est une révolution majeure. Je suis toujours étonnée du décalage entre la vitesse à laquelle la science avance et la compréhension par le public du fait que l’on peut désormais modifier son génome à volonté. Que va-t-on faire de ces percées? Soigner les maladies génétiques? Personne n’a de problème avec cela. Par contre, il est tabou d’envisager de modifier les cellules germinales, qui passent à la descendance. Combien de temps va-t-on continuer à penser ainsi? Je ne sais pas. Car la sensibilité d’une société évolue. Nous avons peur du changement. Mais ces avancées offrent aussi l’occasion de soulager bien des souffrances. Viendra alors la possibilité de faire des «super-humains». Or l’on fait déjà des «super-vaches» depuis des lustres, avec d’autres techniques.
OGM, nanotechnologies, et maintenant génétique humaine: comment remédier à ce décalage récurrent entre les avancées scientifiques et leur perception sociétale?
C’est très difficile. Car la science est une force qui avance toute seule. Et si ce n’est pas possible ici, les chercheurs iront ailleurs. Il faut donc l’encadrer aussi vite et bien que possible. Les sciences humaines devraient y réfléchir.
Comment vivez-vous le fait d’abandonner vos recherches?
On ne peut pas fermer un laboratoire du jour au lendemain, car des étudiants poursuivent leur thèse, des projets sont en cours. Je garderai une activité de recherche pendant encore quelques mois, jusqu’à ce que les membres de mon laboratoire aient fini leurs travaux. Accepter de devenir rectrice n’a pas été facile. Avec dix ans de moins, je ne l’aurais pas fait. Aujourd’hui, je suis à six ans de la retraite et j’aurais de toute façon dû fermer mon laboratoire dans un avenir proche. C’est un bon moment pour se mettre au service de la communauté.
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