Ce n’est pour l’heure qu’un trou de 200’000 m3, creusé à la dynamite dans le sol de la Guyane, département français situé au nord de l’Amérique du Sud. Une fosse où affleurent des blocs de granit, qui formeront le socle de ce goulet à flammes pour fusées au décollage que les ingénieurs appellent le carneau. S’y affairent ouvriers et pelles mécaniques. Nous sommes près de Kourou, au Centre spatial guyanais (CSG).
Dès la fin 2008, la vaste base de l’Agence spatiale européenne (ESA), d’où s’envolent les fusées Ariane, verra aussi le lancement des Soyouz russes. Commencée fin 2005 et inaugurée le 26 février (LT du 27.02.07) la construction de ce pas de tir renforce l’alliance russo-européenne, déjà fructueuse sur le marché mondial des lanceurs de satellites. Un chantier devisé à 344millions d’euros auquel la Suisse, a prioripas concernée, participe pourtant à hauteur de 9,75 millions de francs. Pourquoi?
Le projet «Soyouz au CSG» est le dernier fruit d’une idylle nouée en 1966 entre la France et l’URSS, lorsque de Gaulle et les dirigeants russes s’accordent pour satisfaire la même ambition: accéder à l’espace. «Cette alliance a ouvert la voie à moult coopérations, explique Yannick d’Escatha, président du Centre national d’études spatiales. Dans le domaine scientifique, celui des vols habités [cinq astronautes français ont volé à bord de Soyouz], et dès 1996 celui des lanceurs.» C’est en 2003 qu’est décidé d’implanter les fusées Soyouz sur le «port spatial de l’Europe».
Selon Jean-Jacques Dordain, directeur général de l’ESA, cet accord est «gagnant-gagnant». «On se réjouit de bénéficier de la technologie très fiable des Soyouz. Sans devoir se rendre sur leur base habituelle, dans les lointaines plaines du Kazakhstan.» Traduction: mieux vaut, pour l’ESA, avoir les Russes comme associés que comme concurrents.
La «vieille dame» a en effet pour elle d’avoir été lancée 1713 fois, avec un taux de succès dépassant les 95%. «Les Soyouz, qui pourront emporter des satellites pesant jusqu’à trois tonnes, complètent la gamme à disposition de l’ESA, poursuit-il: les Ariane-5, qui satellisent jusqu’à 10tonnes de charge utile, et la «petite» Vega, qui lancera dès 2008 des engins de 1,5 tonne. Nous pourrons alors répondre à toutes les demandes.»
De leur côté, les Russes, s’ils continuent à lancer leurs vols habités depuis Baïkonour, profiteront d’une des bases les mieux situées au monde pour les lancements de satellites. Sa proximité de l’équateur (à 5° de latitude nord) permet de maximiser l’effet de fronde imprimé aux fusées lors du lancement, et donc d’augmenter la charge utile à placer en orbite géostationnaire (à 36000 km d’altitude). Ainsi, si un Soyouz partant de Baïkonour (à 45,6° nord) emporte un satellite de 1,5 tonne au plus, le même lanceur peut être chargé d’un engin de 3 tonnes. s’il décolle de la Guyane. De plus, «ce programme va assurer la croissance de la production de nos fusées, permettre une amélioration de la qualité et la modernisation de la Russie», se réjouit Anatoli Perminov, chef de l’agence russe Roscosmos.
Outre la part incombant à l’opérateur commercial européen Arianespace, la Suisse est, avec l’Autriche, l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, l’Italie et surtout la France, un des sept pays membres de l’ESA à financer le projet. Seul retour direct et évident: c’est la firme APCO Technologies, basée à Vevey et présente à Kourou avec un bureau, qui construira les ponts de levage qui soulèveront le lanceur dans le bâtiment d’assemblage final. «Ce sont des éléments haute sécurité de grande précision, dont la fabrication coûte plusieurs centaines de milliers de francs», précise le directeur André Pugin.
«Au-delà d’une simple contribution au projet, il faut comprendre l’implication de la Suisse comme un élément du pilier que constitue notre participation aux programmes liés aux lanceurs, schématise Daniel Neuenschwander, délégué permanent de la Suisse à l’ESA, à Paris. Nous estimons que l’accès indépendant à l’espace pour l’Europe est un fondement de notre politique spatiale passée, présente et future.»
Membre fondateur de l’ESA, la Suisse a, dès les premières heures, été impliquée dans le développement de lanceurs spatiaux. Par exemple, c’est l’entreprise zurichoise Oerlikon Space (anciennement Contraves Space) qui a confectionné les coiffes de toutes les fusées Ariane. «Sans jamais rencontrer le moindre problème», souligne le délégué suisse. Et d’ajouter, en souriant: «A chaque vol, c’est ainsi toujours la Suisse qui est la première dans l’espace.»
Selon divers observateurs, cet accord portera à quelque 66% la part de l’Europe qui détient actuellement 50% du marché commercial mondial sur lequel le lancement d’un satellite avec Ariane se paie entre 50 et 70 millions de dollars.
Toutefois, pour les membres de l’ESA, la participation financière aux projets concernant les lanceurs n’est pas obligatoire, à l’inverse par exemple des quotes-parts au programme scientifique de l’Agence. Si la Confédération y va de ses millions, c’est qu’elle a ses raisons. «En 2008, le Conseil ministériel de l’ESA décidera ou non de développer une nouvelle génération de lanceurs et d’augmenter la performance d’Ariane-5. Avec toujours dans l’idée de diminuer le coût d’accès à l’espace, explique Daniel Neuenschwander. Cette contribution financière, entre autres, nous permettra de jouer placés dans ces discussions. A titre d’exemple, dans le domaine des capteurs de mesures, la Suisse possède un héritage reconnu et une position à asseoir sur le marché.» Le délégué suisse pense notamment à l’entreprise Vibro-Meter, basée à Villars-sur-Glâne (FR). D’autres firmes suisses, dont toujours Oerlikon Space ou APCO, devraient aussi bénéficier des retours sur investissements.
Quant au montant investi – 9,75millions de francs – «il résulte de négociations serrées entre une ambition politique européenne et les moyens et intérêts de la Suisse», avise Daniel Neuenschwander. Et les chiffres tendant à montrer que les investissements ont été efficacement pesés: «La Suisse participe en moyenne pour moins de 2% au total du financement des lanceurs. Mais le pays récupère l’équivalent de 3,5% en travaux de production. La Suisse est donc dans une position plus favorable que d’autres nations.» Et de préciser: «L’effort de participation suisse aux activités globales des lanceurs en 2006 a été de 25,4 millions de francs, soit 18% de notre contribution à l’ESA.» Autre constat: avec la révolue Ariane-4, chaque franc investi en avait rapporté sept sous forme de contrats industriels. «La Suisse utilise intelligemment l’ESA», reconnaît Jean-Jacques Dordain (lire ci-contre).
«Cette participation est un acte clairement politique. Mais qui prépare les retombées dont devrait continuer à bénéficier l’industrie suisse. Cela bien que certains politiciens, notamment dans les rangs de l’UDC, pensent qu’investir de l’argent public dans le spatial est une erreur», confirme un expert du domaine et observateur des discussions politiques en Suisse, qui désire garder l’anonymat.
Daniel Neuenschwander, lui, voit déjà plus loin: «Dans un secteur connaissant un nombre croissant d’acteurs, c’est désormais dans notre intérêt de renforcer notre position, notamment en diversifiant nos activités, dans le domaine des moteurs par exemple, sans pour autant créer des compétences ex nihilo.»
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