[en collaboration avec Fabrice Delaye]
Coup dur pour l’immense projet Venice Time Machine, basé à l’EPFL, et qui veut tirer profit des technologies numériques pour faire parler les documents historiques de Venise et reconstruire le développement urbain et social de la Sérénissime à travers les siècles: les Archives d’Etat ont indiqué vouloir cesser leur collaboration, a appris Heidi.news!
Pourquoi c’est gênant. C’est sur la base de 80 km de livres et de documents d’archives stockés dans des bibliothèques et datant du XVIe au XIXe siècle que les spécialistes en humanités digitales de l’EPFL, notamment, ont commencé à faire revivre virtuellement la Cité des Doges. Des prototypes de moteurs de recherche utilisent notamment des nouvelles méthodes de reconnaissances des écritures manuelles. Sans ces sources de base, c’est tout le projet, qui a récemment acquis une vaste dimension européenne, qui se voit remis en question. Cette annonce tombe alors que se tient ce mardi à Venise la conférence de la fondation ArtTech, dont la Venice Time Machine est l’un des projets phare, également à l’origine de notre grande exploration sur le potentiel de ces technologies.
Le projet. Découvrir Venise de l’intérieur, à travers les âges. Simuler en 3D ses bâtiments aujourd’hui disparus, pour mieux apprécier l’héritage des Doges, à la façon d’une exploration de la Terre avec GoogleEarth. Tisser les réseaux sociaux de l’époque, et déterminer les liens personnels, professionnels, commerciaux, hiérarchiques de milliers de personnages cités dans les Archives de la Ville: voilà quelques-uns des buts de la Venice Time Machine, lancée en 2013 par l’EPFL, l’Université Ca’ Foscari de Venise et les Archives d’Etat de la ville.
Construit sur la base de la complémentarité entre les missions des Archives et celles des institutions académiques pour la diffusion de ressources et d’outils pour la recherche, le projet soutient les efforts de numérisation et d’intégration des nouvelles technologies dans les pratiques archivistiques, explique l’EPFL dans une prise de position. Et de préciser: «La méthodologie de la Venice Time Machine, déjà soutenue par plusieurs projets du fond national suisses et un projet européen (lire l’article de Heidi.news), s’est aujourd’hui étendue à des dizaines de villes en Europe grâce à un financement de la Commission Européenne. Cette dynamique d’extension est portée par la conviction partagée par de nombreux pays que le patrimoine doit être accessible de manière libre et gratuite pour permettre le progrès de la connaissance.»
En 2017, l’EPFL, l’Université Ca’ Foscari et les Archives d’Etat de Venise ont d’ailleurs présenté les premiers résultats concrets du projet: 190’000 documents numérisés, 3000 volumes sur Venise et son histoire et les prototypes des moteurs de recherche qui permettent de naviguer parmi les images numérisées simplement par clés textuelles.
Le problème. Au début du projet, un mémorandum d’accord a été signé entre l’EPFL et l’Université Ca’ Foscari. Par la suite, expliquent les Archives d’Etat dans un communiqué:
«Des mémorandums spécifiques et des projets exécutifs auraient dû suivre ce premier mémorandum. Or ceux-ci n’ont pas encore été finalisés par des accords formels visant à définir au niveau institutionnel les outils et les méthodologies du projet et, en particulier, à en partager les résultats. Malgré l’absence de telles extensions du mémorandum de base, les scientifiques de l’EPFL ont poursuivi leurs travaux d’acquisition d’images avec reconnaissance optique des caractères, à tel point que le projet lui-même a continué à bénéficier d’un financement ostentatoire destiné exclusivement à l’EPFL. À la lumière des considérations exposées et de l’absence persistante d’accord, la Direction des Archives d’Etat de Venise a estimé que la suspension des relation avec l’EPFL était inévitable.»
L’EPFL dit avoir appris la nouvelle avec surprise par le biais de ce communiqué, daté du 19 septembre dernier. «Ce communiqué a aussi été envoyé par e-mail aux différentes institutions vénitiennes mais pas à l’EPFL», regrette cette dernière.
Durant la semaine du 13 septembre 2019, Frédéric Kaplan, directeur du projet Venice Time Machine indique s’être entretenu par vidéoconférence avec Gianni Penzo Doria, le nouveau directeur de l’Archive de Venise, qui vient de rentrer en fonction le 2 septembre. Voici la version de l’EPFL:
«Après l’établissement en 2014, d’un cadre général (Memorandum of Understanding) fixant les objectifs de partage des documents et de la recherche, puis d’une collaboration très positive avec l’Archive, notamment sous la direction du directeur Raffaele Santoro, une discussion institutionnelle était en cours pour la formalisation précise du droit de licence des images numérisées, dans le but de leur réutilisation par la communauté de recherche. Sans une rencontre préalable, le directeur Penzo Doria a decidé de suspendre la discussion. […] L’EPFL s’étonne de ce virement à 180 degrés préjudiciable à la valorisation de ces archives et alors-même que les Archives d’Etat de Venise ont largement bénéficié des fonds investis dans le projet (que ce soit par le matériel mis à disposition, soit des scanners robotiques, de la main-d’œuvre, et du savoir-faire partagé). Deux collaborateurs formés et payés par l’EPFL pendant plusieurs années ont finalement rejoint des postes-clés au sein des archives italiennes.»
La solution? Les Archives d’Etat posent leurs exigences: «Pour entamer une nouvelle et éventuelle collaboration, certains fondements doivent nécessairement être acquis:
- égalité de traitement des institutions
- participation du personnel technique et scientifique des Archives, identification et élaboration d’une méthodologie de travail de métadatation et de choix de formats adaptés à la préservation dans un environnement numérique
- clarté et partage des objectifs et des résultats attendus.»
Ses responsables se disent «convaincus qu’il ne suffit pas de numériser des documents, même au moyen d’outils et d’algorithmes complexes, pour comprendre l’histoire de Venise. Une attention particulière doit être accordée à la réglementation de l’utilisation et de la divulgation des données, informations et documents, conformément aux dispositions de la législation italienne en la matière.»
L’EPFL et ses partenaires disent «espérer qu’une convergence vers des principes communs sera rapidement possible pour permettre la poursuite de ce projet dont les principes d’ouverture et accessibilité pour une libre circulation de la connaissance sont en alignés avec non seulement les orientations de l’Europe mais aussi les évolutions récentes de la loi italienne.»
Les questions ouvertes. Le communiqué des Archives d’Etat de Venise évoque en substance l’absence pérenne de cadre institutionnel pour justifier sa décision. Le protocole d’accord auquel l’Université Ca’ Foscari de Venise a également adhéré en 2014 n’était apparemment valable que jusqu’en décembre de cette année. Il n’aurait pas été ensuite suivi d’accords plus spécifiques. Toutefois, le projet de Venice Time Machine est toujours bel et bien référencé sur le site des Archives parmi ses projets.
Contacté la direction des Archives d’Etat de Venise n’était pas disponible lundi après-midi pour des explications. La présence du professeur Frédéric Kaplan mardi 24 septembre lors de la conférence ArtTech, que couvre Heidi.News à Venise, devrait permettre d’obtenir des éclaircissements.