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LE TEMPS || Ce lundi, l’Organisation européenne de recherche nucléaire fêtera à Genève ses soixante ans. Son directeur, le physicien Rolf Heuer, raconte comment il a cherché à ouvrir l’institution sur les arts, les écoles, autant de source d’émulation pour les chercheurs
Samedi Culturel: Pourquoi avoir accepté d’être rédacteur en chef du «Temps»?
Rolf Heuer: C’est un challenge. Mais si j’ai accepté, c’est d’abord pour le CERN et pour la science, pas pour moi. Mon vœu est que les sujets scientifiques soient plus accessibles à tout le monde.
Les scientifiques vivent-ils coupés de la société?
Il faut en finir avec ce cliché que nous, scientifiques, vivons en dehors du monde. Nous devons montrer que nous sommes des gens normaux et que la science est la base du quotidien. Beaucoup de jeunes, d’après les études qui sont faites, ne s’intéressent pas aux sciences. Ils ne réalisent pas qu’une grande partie de leur vie a à voir avec la physique. Ils considèrent ce qu’ils voient et vivent comme acquis. J’aimerais qu’ils apprennent à se questionner.
Est-ce que les médias généralistes contribuent assez, à votre sens, à éclairer les enjeux de la science?
Les médias évoluent sur un terrain glissant. Ils doivent d’abord, c’est leur business, penser à leur audience. Mais ils devraient parfois, peut-être, mettre en lumière une actualité qui n’est pas immédiatement intéressante pour le grand public. Prendre des initiatives qui attisent la curiosité des gens. M’inviter par exemple comme rédacteur en chef du Temps! (Rires.)
Et les rubriques Science, jouent-elles leur rôle de vulgarisation?
Oui, mais encore faut-il que les gens non directement concernés les lisent. Il faut faire glisser la science comme en contrebande dans d’autres rubriques. La parer d’habits séduisants qui lui donnent l’attrait de la nouveauté. C’est à cette condition que des lecteurs profanes vont l’assimiler, sans s’en rendre compte.
Qu’est-ce pour vous qu’un bon journaliste?
Je suis frappé quand je lis certains éléments de la presse: sur un même sujet, on trouve quasiment le même article sous des plumes différentes. Or un bon journaliste se doit de construire son savoir en toute indépendance, se méfier aussi de ce que la Toile propage. Il doit pousser sa recherche le plus loin possible.
Au début de votre mandat, vous avez lancé le concept d’artiste invité au CERN. Vous avez par exemple accueilli pour des résidences de plusieurs semaines le plasticien Julius von Bismarck et le chorégraphe Gilles Jobin. Quel est l’objectif de cette passerelle lancée vers l’art?
Toujours le même: montrer quela science n’a rien d’exotique. A travers ces résidences, nous poursuivons deux buts au moins. Pour les scientifiques d’abord, c’est l’occasion de s’ouvrir à une autre dimension, celle de l’art. Pour le public invité à découvrir les pièces créées au CERN, c’est une forme d’initiation à la science. Si des artistes s’emparent d’objets de nature complexe, pourquoi le spectateur ne ferait-il pas de même, à son niveau de connaissance?
La présence d’artistes serait donc une source d’émulation pour les scientifiques?
C’est une inspiration pour nous tous. Si vous considérez le travail de Gilles Jobin et de ses danseurs, vous constatez que collaboration et compétition peuvent cohabiter. Ce sont deux moteurs fondamentaux pour les équipes de recherche.
Un artiste peut-il rendre accessible une notion complexe?
Gilles Jobin et ses interprètes ont travaillé sur la représentation, d’une manière très personnelle, du fameux diagramme du physicien américain Feynman, ce diagramme qui montre les réactions de particules. Le spectacle, Quantum, était extraordinaire. Il s’apprête à partir aux Etats-Unis, en tournée*.
Quel public touchez-vous? La communauté scientifique?
Pas seulement. Et c’est ça qui est formidable! Les discussions après les performances sont souvent fantastiques. Je n’ai pas la prétention de croire que l’art expliquela science, mais il offre une meilleure perception de notre travail de scientifique.
Quelle empreinte voulez-vous laisser au CERN?
En tant que directeur général de cette institution, j’ai cherché à en ouvrir les portes. Je l’ai fait de différentes manières, par exemple dans le cadre d’un concours intitulé «Ligne de faisceau pour les écoles». L’idée, c’était de marquer le 60e anniversaire du CERN en proposant à des écoles du monde entier de concevoir un projet d’utilisation d’un faisceau de particules. Savez-vous combien de projets nous avons reçus? 292, et tous de grande qualité. Nous en avons retenu 16, qui ont été examinés par un comité scientifique. Au terme des délibérations, il en est resté deux, que nous n’avons pas pu départager, l’un de Grèce, l’autre des Pays-Bas. Ces deux équipes de lycéens étaient au CERN il y a quelques jours, au travail comme de vrais scientifiques. Je les ai rencontrés et j’ai été frappé par la joie qui émanait de ces jeunes. Nous allons réitérer l’expérience l’année prochaine.
L’apprentissage de la science passe par le jeu?
Elle passe surtout par des professeurs capables de motiver leurs élèves. De tels enseignants peuvent décider d’une vie. Nous avons lancé un programme destiné à les mettre en contact avec les grandes questions qui se posent à la physique aujourd’hui. Ça marche d’une manière fantastique, au point que beaucoup de ces professeurs reviennent au CERN avec leurs classes. Quelque 40% de nos 100 000 visiteurs annuels proviennent de là.
L’éducation est-elle au cœur de votre pensée?
Oh, oui! C’est fondamental. Regardez l’ONU: parmi ses objectifs figure le développement durable. C’est très bien, mais c’est inutile si les populations ne sont pas sensibilisées à cet enjeu. Il faudrait dans l’idéal que tout un chacun ait une petite culture scientifique.
Vous-même, quand avez-vous su que vous feriez carrière dans la science?
J’étais adolescent et j’ai découvert la physique avec fascination. Parce qu’elle relevait de la logique. Je ne devrais pas le dire, mais vous n’avez pas besoin d’une grande maîtrise des mathématiques au départ pour comprendre la physique. Ce qui importe, c’est la logique. Et c’est ce que j’aimais!
Votre famille comprenait-elle des scientifiques?
Non. Il n’y avait pas d’universitaires chez nous.
Si vous n’aviez pas été physicien, pour quelle carrière auriez-vous opté? La musique?
J’aime beaucoup la musique, mais je suis incapable de jouer d’un instrument et même de distinguer un excellent interprète d’un bon.
Quel est le paysage qui caractérise votre enfance?
L’Allemagne du Sud. Je viens de la Souabe, mes parents ont déménagé à Stuttgart quand j’avais 3 ans. Ce qui était frappant dans cette ville de 600 000 habitants, c’était l’importance de la culture. Il y avait un bon opéra et un ballet fantastique dirigé par le Sud-Africain John Cranko. C’est là que j’ai découvert John Neumeier, danseur dans la compagnie. Quand ce dernier est parti à Hambourg, pour y prendre la tête du ballet, je l’ai suivi! Quand vous vous intéressez à l’accélération des particules, il faut aller où se trouve l’accélérateur. J’ai fini par m’installer à Genève, et j’ai découvert que Neumeier était proche de Maurice Béjart. (Rires.)
Est-ce que les relations entre le CERN et les autres organisations internationales établies à Genève sont satisfaisantes à vos yeux?
Longtemps, elles n’ont pas été assez visibles. Mais depuis quelques années, nous travaillons mieux ensemble. Notre mission est de donner, en toute transparence, le plus d’informations scientifiques de qualité aux organisations de l’ONU, qu’elles soient basées à Genève ou à New York.
Le CERN fête ses 60 ans. Quel est votre message à cette occasion?
Qu’il poursuive sur sa lancée! Il y a soixante ans, des chercheurs et des diplomates ont créé une résonance qui s’appelle le CERN. Ils ont fait ça pour la paix, sans se préoccuper des frontières. Fait remarquable, à l’époque du Rideau de fer, des scientifiques ont continué de collaborer dans le cadre du CERN, alors que leurs pays se regardaient en chiens de faïence. Le CERN est une île dont l’ambition est de grandir. C’est la raison pour laquelle nous prônons une collaboration entre scientifiques, quelles que soient leurs origines ou leurs croyances. Au CERN, nous pensons qu’on peut collaborer tout en cultivant une certaine compétition.
Vous quitterez vos fonctions à la fin de 2015. Comment voyez-vous votre futur?
Je serai officiellement à la retraite, de retour à Hambourg. Sept ans de mandat, ça suffit! Diriger une telle maison m’a beaucoup apporté. Mon but était de créer une atmosphère de travail fondée sur l’entraide et l’émulation; de laisser l’initiative à ceux qui en ont la compétence; de faire en sorte que les décisions soient prises par les scientifiques. J’espère que j’y suis parvenu et que j’ai introduit une atmosphère plus démocratique.
*Quantum, créé au Cern, est en tournée aux Etats-Unis notamment, à New York du 2 au 4 octobre; à l’affiche à l’Arsenic à Lausanne, du 6 au 9 novembre.
1948 Il naît à Boll/Goepingen, dans la Souabe (sud de l’Allemagne)
1974 Il étudie la physique à l’Université de Stuttgart
1977 Il obtient son doctorat à l’Université de Heidelberg, puis un poste fixe pour cette haute école au sein du Deutsche Elektronen-Synchrotron DESY, à Hambourg; la plus grande partie de ses travaux scientifiques concerne les réactions entre électrons et positrons, ainsi que le développement et la construction de systèmes de détecteurs
1984-1998 Il devient physicien permanent au CERN, sur l’expérience OPAL, comprenant 300 scientifiques et dont il a été le porte-parole (responsable) entre 1994 et 1998
1998 Il est nommé professeur à l’Université de Hambourg
2004 Il prend la tête du DESY
2009 Il est nommé directeur général du CERN, poste qu’il quittera fin 2015
Rolf Heuer est aussi membre de deux académies scientifiques allemandes (Heidelberg Akademie der Wissenschaften, German Academy of Sciences Leopoldina). Il a reçu près d’une dizaine de doctorats honoris causa d’universités du monde entier. Rolf Heuer, les règles de l’artdu patron du CERN
Le physicien allemand dirige depuis 2004 l’Organisation européenne de recherche nucléaire. Il s’apprête à en fêter ce lundi le 60e anniversaire. Portrait express d’un honnête homme Si un producteur de cinéma cherchait à faire revivre le roi Arthur, il n’hésiterait pas. Il choisirait Rolf Heuer, 65 ans, directeur du CERN depuis 2009 et rédacteur en chef invité de ce numéro. Est-ce le ciel qu’il a dans les yeux? La noblesse mélancolique de son visage? Son ironie qui tranche soudain comme la lame? Son souci d’aiguillonner les chercheurs, ces preux des temps modernes, de favoriser leurs joutes tout en exigeant d’eux une collaboration honnête? Rolf Heuer paraît sorti d’une autre époque, avec une obsession: révéler le secret des particules et donner ainsi concepts et outils à l’humanité. Le futur est à ce prix.
Ce qui frappe surtout chez ce physicien réputé, c’est la hauteur de pensée. Dans les œuvres qu’il cite comme fondamentales dans sa formation, il y a Nathan le sage, cette pièce de Gotthold Ephraim Lessing qui, en 1779, imagine une amitié entre Nathan le juif, Saladin le musulman et un chevalier chrétien. La fable est lumineuse: elle appelle à l’intelligence des hommes, par-delà leurs origines.
Lundi, en conférence de rédaction, Rolf Heuer a demandé aux journalistes d’être attentifs aux bonnes nouvelles, celles qui ravivent les matières grises, mettent en joie, donnent envie d’en découdre avec l’univers. Loin d’être une posture, cette exigence est une attitude scientifique. Ses recommandations sont celles du roi Arthur. Le CERN, qui fêtera ce lundi ses soixante ans, est une sorte de table ronde.
Le directeur du Cern se raconte en quatre œuvres maîtresses
Le livre qui l’accompagne:
Gotthold Ephraim Lessing, Nathan le sage
Ce n’est pas un livre à proprement parler, c’est plutôt un poème. J’aime beaucoup ce texte pour la façon dont l’auteur parle de la tolérance, en particulier la tolérance religieuse. Les thèmes majeurs de cet ouvrage sont l’amitié, la tolérance, le relativisme de Dieu, le refus des miracles et la nécessité d’une bonne communication.
La musique qui lui fait du bien:
Le Canto General.
Poèmes de Pablo Neruda mis en musique par Mikis Theodorakis. Ces poèmes racontent l’histoire du continent américain, et contiennent un message d’égalité et de dénonciation de l’exploitation des peuples. J’aime beaucoup la musique de Theodorakis. J’ai eu la chance de le voir en concert, et je ne suis pas près d’oublier l’énergie qu’il dégageait.
L’artiste qui lui donne confiance en l’humanité:
Je ne peux pas affirmer que son travail me donne confiance en l’humanité, mais j’admire Alberto Giacometti. La façon dont ses sculptures jouent avec la notion d’espace, réel ou imaginaire – je pense à ses longues figures stylisées, pas tout à fait humaines – me plaît beaucoup. J’admire aussi l’humilité de cet artiste qui nous rappelle que nous ne faisons que passer.
Le film qu’il ne se lasse pas de revoir:
L’Arnaque.
Un film de gangsters, réalisé il y a 40 ans. Un polar différent de ceux que l’on voit aujourd’hui. L’intrigue est complexe mais pleine d’humour. Pas de coups de feu ici, mais un coup de maître: une vaste escroquerie que les deux héros du film organisent pour venger la mort d’un de leurs amis. «Il y aura toujours des questions ouvertes en science»
La découverte à l’été 2012 du boson de Higgs a ouvert d’incroyables perspectives aux scientifiques, mais peut-être pas celles auxquelles on pensait, explique Rolf Heuer, le patron du Cern
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