Entre 2012 et 2013, des scientifiques genevois et bernois ont réalisé une cartographie ultraprécise du fond du lac. A l’issue de l’étude des données, plusieurs structures totalement inédites sont apparues, comme des cratères, des stries, des tunnels glaciaires, de nouveaux canyons. Décryptage exclusif
Des cratères ayant jusqu’à 200 m de diamètre, à l’origine inconnue. De longues stries. L’empreinte de tunnels du glacier du Rhône. Les canyons du delta du fleuve dans d’infinis détails: les nouvelles mesures de topographie du fond du Léman, menées il y a peu, révèlent les mystères du plus grand lac d’Europe occidentale. Autant de structures, souvent inédites, qui seront bientôt soumises à une revue, tant elles fournissent une image géologique renouvelée de ce réservoir naturel.
«A l’heure où le monde physique qui nous entoure est décrit, photographié et géoréférencé à un haut degré de précision, il n’en va pas de même des milieux lacustres, lesquels font figure de parents pauvres et sont, vu les difficultés et les coûts inhérents, restés longtemps cartographiés de manière sommaire», rappelait Jean-François Jaton en 2014 dans le bulletin de la Commission internationale pour la protection des eaux du Léman (CIPEL). Et l’adjoint à la Direction générale de l’environnement du canton de Vaud de préciser que la première carte complète date de 1892, avec les travaux du fondateur de la limnologie, François Alphonse Forel.
L’avènement récent de nouvelles techniques a permis aux équipes Walter Wildi (Université de Genève) et Flavio Anselmetti (Université de Berne) de lancer une opération de mesures durant 74 jours entre 2012 et 2013; un travail mis en images dont le résultat, le film Le Fjord du Léman, est présenté ce jeudi à Genève*.
L’instrument d’exception qui a permis ces avancées est un «sonar multifaisceaux», jusque-là réservé aux militaires, et onéreux (300 000 francs), à tel point qu’il a été acquis par un consortium de quatre hautes écoles de Suisse (EPFZ, EAWAG, UniGe et UniBe, donc). «L’engin envoie une onde et mesure sa réflexion, ce qui livre des informations sur la topographie du fond, dit Stéphanie Girardclos, de l’équipe genevoise. Et cela avec une précision inégalée. Auparavant, l’on faisait une grille de mesures ponctuelles, et l’on extrapolait pour reconstruire les données entre ces points. Avec ce nouvel outil, l’on dispose comme d’un pinceau qui scanne la surface sur des bandes de plusieurs kilomètres de large.» Des résultats qui sont aussi rendus possibles grâce à la puissance actuelle des ordinateurs: «Derrière chaque point, il y a une des dizaines de mesures, qu’il a fallu «nettoyer» en les corrigeant en fonction des petits mouvements du bateau de mesure, suivi par géolocalisation.»
Au final, une image si précise qu’elle a déjà permis de confirmer, dès les premières mesures, la profondeur maximale exacte du lac – 308,99 m aujourd’hui, soit une perte de 86 cm en 125 ans à cause du charriage continu des sédiments! Une carte qui permet même de repérer, comme avec Google Earth, des éléments que Stéphanie Girardclos ne veut pointer, tant ils sont sensibles: conduites de pompage d’eau potable, câbles de communication, voire des trous en forme de dunes inversées, trahissant peut-être la présence de sorties de fluides, tel du gaz.
Outre l’étude détaillée des nouvelles géomorphologiques, ces données permettront à la chercheuse d’explorer plus à fond la zone du delta du Rhône, «qui se modifie très vite. En effet, depuis la correction des eaux du fleuve en 1863, seul l’un des sept canyons est encore alimenté par les sédiments». Qu’est-ce qui rend cette zone stable ou non? Quel est le risque de glissement sous-lacustre, avec comme possible conséquence un tsunami en surface, de l’ordre de ceux qui ont déjà émaillé l’histoire du lac? Quelle est l’influence humaine dans ces événements? «Lors des médiatiques missions avec les sous-marins russes Elemo en 2013, nous pensions découvrir des réponses à ces questions. Mais les plongées dans une eau très trouble ont fourni peu de résultats. Avec ce nouveau sonar, nous espérons comprendre des choses que personne n’a analysées avant.»
Enfin, ces mesures bathymétriques représentent un matériel de choix pour les ingénieurs devant construire dans ou proche des berges du lac – pour par exemple creuser un tunnel à travers la Rade. A terme, elles seront, peut-être, incluses dans les futures cartes de Swisstopo.
* Film Le Fjord du Léman de Philippe Boucher, ce soir à 18h30, salle U300, Uni Dufour, Genève. Présence des chercheurs.