L’avion solaire qui doit entamer le 1er mars depuis Abu Dhabi son tour du monde par escales, pourrait être promis à un avenir déshumanisé: divers experts et ses pères voient en lui le potentiel de créer des pseudo-satellites de télécommunication. Un marché dans lequel la Suisse pourrait être pionnière en se basant sur les retombées liées à Solar Impulse, que certains observateurs, tel le politicien Fathi Derder, craignent cependant de voir filer à l’étranger
Solar Impulse 2 (Si2) a été chargé lundi à bord d’un 747 Cargo pour être acheminé à son point de départ d’Abu Dhabi, aux Emirats arabes unis. Or, l’avion solaire n’a pas encore décollé pour son tour du monde (lire ci-contre), qu’il se retrouve déjà au cœur de discussions nourries quant à son avenir post-circumnavigation. Plusieurs experts – et les pères du projet eux-mêmes, André Borschberg et Bertrand Piccard –, considèrent la possibilité d’exploiter les technologies mises au point sur l’engin pour pénétrer un marché en plein boom: celui des drones solaires, aussi appelés pseudo-satellites, ou HAPs en anglais (pour High Altitude Plateform Systems). Ceci en espérant qu’un tel projet puisse se faire en Suisse, afin de profiter au mieux des retombées et du savoir-faire acquis sur Si2.
Existants depuis 1971, avec l’invention de l’ingénieur en aéronautique américain Roland Boucher, les avions solaires (avec ou sans pilote) ne sont pas nouveaux, et ont déjà permis divers exploits, telle la traversée des Etats-Unis en 1990 par Eric Raymond. Depuis peu, les avancées technologiques ont replacé sur le devant de la scène les drones solaires, tant leurs atouts sont forts: pouvant demeurer des mois en vol sur une région (car les batteries de leurs moteurs électriques se rechargent avec l’énergie solaire transformée par les cellules photovoltaïques placées sur les ailes), ces engins pourraient remplacer certains satellites, tout en étant plus flexibles en termes d’utilisation, plus économiques et écologiques. «On touche au but de faire voler un engin six mois, assez haut pour survoler le transport aérien, et tel qu’il puisse porter une charge assez lourde pour faire de la communication par exemple», explique André Borschberg.
Les applications sont légion: surveillances diverses (pêche, déplacements de populations, etc.), études environnementales, et donc télécommunications, en servant de relais pour arroser des régions entières avec des connexions sans fil au Net.
Airbus Defense&Space est l’une des sociétés les plus avancées. Après avoir racheté Qinetiq, elle développe son pseudo-satellite Zephyr; en 2010, cet aéronef de 23 m a établi le record de 336 heures de vol. Mais ce sont surtout Facebook et Google qui attirent les regards. Le premier a acquis en mars 2014 la société anglaise Ascenta pour «mettre au point des drones capables de pourvoir en connexions internet deux tiers de la population mondiale qui n’y a pas accès». Et un mois plus tard, c’était au second d’acheter la société américaine TitanAerospace, qui développe un HAPs similaire, de 50 m d’envergure (lire LT du 10.05.2014).
C’est dans ce contexte que Solar Impulse suscite les convoitises. «Nous réfléchissons déjà à la suite de notre projet, dit André Borschberg. On n’aimerait pas perdre notre équipe technique, car c’est un groupe qui a appris à travailler ensemble» dans un domaine complexe. Qu’aurait d’inédit le Si2 par rapport à la flotte existante? «Nous sommes les seuls à avoir un avion de cette dimension qui vole. Les autres sont des maquettes plus ou moins grandes, mais d’un poids total d’environ 30 kg. Il est certain que les avions qui remplaceront les satellites seront de l’envergure du Si2», soit 72 m pour 2,3 tonnes. «Ensuite, nous sommes les seuls à avoir opéré et surtout certifié un tel avion solaire. Tous ces drones devront voler sur les villes, ils devront donc être fiables. Toutes ces expériences acquises intéressent.» Google étant partenaire de Solar Impulse, courtise-t-il ses pères? «Nous discutons avec. Je ne peux en dire plus, c’est confidentiel.»
Expert en innovations technologiques basé à l’EPFL, Simon Johnson souligne que «pour faire voler un tel drone à quelque 20 km d’altitude où l’air est rare, et lui faire emporter des charges utiles de centaines de kilos, tels des systèmes de communication, il faut que l’engin soit de taille. Cette expertise, seule Solar Impulse l’a». Interrogé dans The Engineer, Christopher Emmott, physicien à l’Imperial College de Londres, estime aussi que «les efforts de Solar Impulse pourraient mener à un nouveau marché dans le domaine de l’énergie solaire embarquée: celui des satellites atmosphériques».
Mais celui-ci éclora-t-il aussi en Suisse? Ou les retombées du Si2 glisseront-elles à l’étranger? C’est la question que vient de poser au Conseil fédéral le conseiller national Fathi Derder. «La Suisse est bien présente dans le domaine des drones, de nombreuses start-up voient le jour. Solar Impulse développe des compétences précieuses en matière de transport aérien solaire. Nous sommes compétents dans le domaine de la sécurisation et de la protection des données, secteur clé pour la transmission des données, l’un des domaines principaux des HAPs», écrit-il dans son interpellation et son postulat. Et de questionner: «La Suisse a une carte à jouer et des enseignements à tirer de Solar Impulse. Le fait-on? La Confédération se donne-t-elle les moyens de réunir les informations précieuses pour ce nouveau secteur aéronautique à haut potentiel économique?» La réponse du Conseil fédéral, le 19 novembre, indique que, faute pour l’heure de conditions-cadres, bases légales et normes, «il ne paraît guère utile de créer des incitations supplémentaires dans le domaine du développement, du transfert de technologies et de nouveaux secteurs industriels».
Du coté du domaine des affaires spatiales au Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (SSO), son directeur, Daniel Neuenschwander, précise que, «la Suisse a du potentiel dans ce domaine et que, dans le cadre d’un programme de l’Agence spatiale européenne (ESA) consacré aux «applications intégrées», elle incite au développement de projets de start-up permettant de combiner les technologies des drones et celles des télécommunications, en complémentarité avec les satellites».
Justement, Simon Johnson, qui siège au conseil d’administration de la société genevoise ID Quantique, spécialisée dans le cryptage de données, a soumis avec ses collègues fin novembre au SSO un projet de système basé sur un drone solaire permettant de transmettre des clés de cryptage quantique. «Actuellement, ce mode de cryptage de l’information fonctionne avec des fibres optiques, qui ont leurs défauts sur des longues distances. Nous imaginons un pseudo-satellite pouvant transmettre depuis la stratosphère de telles clés. Par exemple, aux ambassades suisses dans le monde.»
L’expert, qui officie comme consultant pour la Commission pour la technologie et l’innovation (CTI), de même qu’André Borschberg à l’unisson, trouveraient toutefois utile que la Confédération favorise davantage le développement de projets mixtes, mi-académiques, mi-industriels. «De même qu’EasyJet a démocratisé les voyages en avion, les drones solaires démocratiseront l’accès aux technologies et aux applications pseudo-satellitaires, s’enthousiasme Simon Johnson. Et la Suisse pourrait être pionnière dans cette technologie, proposant ainsi une alternative aux acteurs traditionnels, américains ou chinois.» De quoi créer, comme l’imagine déjà Fathi Derder autour de l’EPFL, une drone valley lémanique.