LE TEMPS || Le physicien de l’EPF de Lausanne Tobias Kippenberg, 38 ans, reçoit ce mercredi à Berne le Prix Latsis national 2014, attribué par le Fonds national suisse à des chercheurs d’excellence ayant 40 ans au plus. Son domaine de recherche, à la croisée de la mécanique de précision, de l’optique et de la physique quantique, est en plein boom, avec à la clé des percées technologiques pour la métrologie, l’astronomie ou les télécommunications
Tobias Kippenberg est un homme très demandé, à l’agenda débordant. Depuis ses récents articles dans les revues scientifiques majeures Science ou Nature , ce physicien de l’EPF de Lausanne a déposé plusieurs brevets, reçu des prix ainsi que la fameuse bourse ERC du Conseil européen de la recherche, et nourri des collaborations avec l’Agence spatiale européenne (ESA) ou la Darpa, l’agence militaire américaine pour les projets de recherches. «Nous ne développons pas d’armes, mais des technologies à usage potentiellement civil», précise ce spécialiste de l’optodynamique quantique, un champ de recherches tant technologiques que fondamentales en pleine émergence, qui trouve des applications dans la métrologie, les télécommunications ou le spatial.
Entre la soumission de deux projets qu’il devait achever mardi soir, et justement jeudi un départ vers Washington pour des discussions avec la Darpa, il reçoit ce mercredi à Berne le Prix Latsis national 2014, attribué par le Fonds national suisse à des chercheurs d’excellence de 40 ans au plus. Arrivant au pas de charge avec du retard, ce professeur ordinaire allemand de 38 ans à l’allure sportive nous accueille dans son bureau avec vue (rognée) sur les Alpes, le terrain de prédilection de ses loisirs. «Les cols, plus que le ski», dit ce vélocypédiste acharné.
Discuter avec lui, dans un excellent français ourlé d’accent germanique, c’est se placer à la confluence de deux mondes de la physique. Celui, d’abord, de l’optomécanique, qui traite des interactions entre la lumière sous toutes ses formes et des oscillateurs mécaniques, et décrit des objets bien tangibles d’une taille visible à l’œil nu. Et celui, surtout, tant mystifié, de la mécanique quantique, nid des bizarreries les plus déconcertantes: l’«intrication» permet à deux photons (des corpuscules de lumière) distants de centaines de mètres de réagir simultanément si l’on en manipule uniquement un, comme si un lien invisible les unissait. Mieux, le «principe de superposition» permet à une particule quantique d’être à plusieurs endroits ou plusieurs états en même temps! «Quiconque n’est pas choqué par la mécanique quantique ne la comprend pas», avait lâché le physicien danois et père de ce domaine, Niels Bohr, citation à laquelle avoue adhérer Thobias Kippenberg.
Sa conviction que les sciences constituaient bien le monde dans lequel, adolescent, il souhaitait évoluer est d’ailleurs aussi due à un choc, mais d’un autre ordre: une chute sur le goudron gelé, un jour d’hiver à Brême, alors qu’il circulait à bicyclette. «Parce que la température du sol était inférieure à 0 °C, la route était givrée quand bien même l’air n’était pas glacial. Si moi, à vélo, je ne l’avais pas remarqué, que devait-il en être pour les automobilistes? Après quelques recherches, j’ai vu qu’aucun senseur technologique permettant de déterminer un tel état du sol n’existait.» L’étudiant de 18 ans en parle à son professeur de sciences, qui l’encourage à participer au concours pour jeunes savants Jugend forscht. Tobias Kippenberg se documente, tombe sur la littérature technique décrivant l’étude des glaciers par satellites, prend contact avec des entreprises locales qui lui fournissent du matériel et, aidé par sa passion pour la programmation informatique, met au point un appareil expérimental de détection du verglas par micro-ondes et infrarouge. Il remporte la compétition allemande, puis aussi son pendant européen! Ce fils d’un professeur d’études comparatives des religions, qui lui fait découvrir le monde académique, a définitivement trouvé sa voie professionnelle.
Celle-ci le mène à l’Université d’Aix-la-Chapelle, puis au célèbre Caltech de Pasadena, en Californie, avant un retour en Allemagne, au Max-Planck Institut de Garching. Il se passionne pour les microrésonateurs optiques, des structures semblables à des bouées en plastiques mais de taille infime (d’un diamètre d’une fraction de celui d’un cheveu), dans lesquelles les photons peuvent être emprisonnés durant des microsecondes, un temps long dans ce pan de la physique. «Leur principe est le même que celui de la «galerie chuchotante» de la cathédrale Saint-Paul de Londres: dans ce dôme, un murmure se répercute sur les murs circulaires et peut être entendu à différents endroits, sans perdre en intensité. De même, vu que la structure du résonateur est très lisse, la lumière peut y rester confinée pendant une période très longue.»
Avec ses collègues du Laboratoire de photonique et mesures quantiques de l’EPFL, il développe alors ces microrésonateurs. Et réalise, entre autres, deux percées.
Pour la première, le physicien couple l’un de ces éléments avec une fibre optique parcourue par un laser pour créer un «peigne de fréquences optiques», soit un dispositif permettant de caractériser certaines ondes difficiles à mesurer sinon, de calibrer ultra-précisément les horloges atomiques à bord des satellites, de développer (avec l’Observatoire de Genève) les spectromètres du futur qui traqueront les exoplanètes, voire de multiplier les canaux de télécommunications à travers une seule fibre optique. L’avantage de la trouvaille, que Tobias Kippenberg envisage de commercialiser avec une start-up, activité dans laquelle il avoue d’ailleurs avoir encore beaucoup à apprendre? Sa miniaturisation, au niveau des puces électroniques; les «peignes optiques» existants nécessitent souvent une table entière remplie d’instruments d’optoélectronique…
Son second fait d’armes se joue, lui, dans le domaine fondamental: son équipe de 23 personnes, après avoir refroidi un résonateur à 0,6° C seulement au-dessus du zéro absolu (–273,15 °C) et l’avoir «chargé» en lumière, est parvenue à convertir celle-ci en une oscillation mécanique de l’objet, puis à retransformer cette dernière en photons. Ainsi, elle a fait s’«exprimer» des lois propres à la mécanique quantique, alors que jusque-là, il était impossible, voire inimaginable, d’observer de tels effets sur des objets visibles à l’œil nu (comme ces résonateurs), ceux-ci perdant toutes propriétés quantiques car ils interagissent avec leur environnement.
Le physicien l’admet: ces découvertes-là sont difficiles à transposer dans la vie quotidienne pratique. «Mais il est crucial que la recherche comporte toujours un aspect fondamental et ludique, pas uniquement orienté, au risque de passer à côté d’idées géniales qui donneront par la suite lieu à des applications», plaide celui qui, sans jamais s’être départi de son air heureux, se considère comme privilégié de vivre en Suisse et d’avoir pu œuvrer dans trois institutions prestigieuses, dont la dernière est l’EPFL, où il est arrivé en 2008 comme professeur assistant et où il «s’identifie très fortement, tant le niveau et la reconnaissance de l’école ont crû ces dernières années.»
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