Pour reproduire ses plantes dans les ouvrages qu'elle commandait, Joséphine faisait appel aux plus grands artistes de son temps, comme l'illustrateur Pierre-Joseph Redouté, qui a peint ici un Amaryllis dédiée à l'Impératrice. © (Olivier Dessibourg)
LE TEMPS || Un chercheur des Conservatoire et Jardin botaniques de Genève a reconstitué quasi entièrement l’«herbier Ventenat», décrivant la fabuleuse collection de plantes, la plupart exotiques, de Joséphine, l’épouse de Napoléon
Cousue de fil blanc sur son carton gris délavé, la fragile brindille de mimosa, petits pompons jaunes déposés entre mille aiguilles, cache pourtant bien son histoire. Ou plutôt ses fastes. Ceux de la période napoléonienne et des fabuleuses expéditions-découvertes autour du monde. Ceux, aussi, de la Genève déjà internationale. Et surtout ceux des heures de gloire de la botanique.
La tige séchée et aplatie constitue l’une des centaines de planches formant l’un des herbiers les plus notoires de l’histoire, mais qui s’était fondu dans les collections des Conservatoire et Jardin botaniques de la Ville de Genève (CJBG). Un herbier vieux de plus de deux cents ans, scientifiquement décrit par un ancien prêtre féru de botanique, Etienne-Pierre Ventenat, qu’a quasiment entièrement reconstitué un chercheur des CJBG, à l’occasion du bicentenaire de l’institution en 2017*. «Deux ans d’un travail historique qui a aussi d’importantes retombées scientifiques actuelles», précise Martin Callmander.
Une enquête qui finit donc sur les bords du Léman, avec pour personnage récurrent rien de moins qu’une impératrice, Joséphine, épouse de Napoléon Bonaparte. Née en 1763 en Martinique, Marie Josèphe Rose Tascher de La Pagerie quitte la plantation de canne à sucre de son père, à l’âge de 15 ans, pour épouser le vicomte Alexandre de Beauharnais, qui sera guillotiné en 1794. Quelques amants et deux ans plus tard, elle épouse un Napoléon encore officier, qui lui choisit le prénom de Joséphine pour effacer son passé tumultueux. Elle devient impératrice consort des Français entre 1804 et 1809, année de son divorce.
De son enfance martiniquaise, Joséphine a conservé une passion des plantes. Pour les observer, les effleurer, les humer, elle aménage les environs du château de Malmaison, acquis en 1799, et fait passer son domaine de 60 à 726 hectares, largement dédiés à la botanique, en particulier à la culture d’espèces exotiques grâce au pouce vert d’André Thouin, jardinier principal du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) de Paris.
L’impératrice fait construire la Grande Serre Chaude, longue de 50 m et chauffée par des poêles à charbon, dans laquelle elle réunit une collection végétale incomparable, en y faisant pousser des graines ramenées des quatre coins du monde. «Environ 200 espèces nouvelles ont éclos en France pour la première fois dans ces serres entre 1803 et 1814», détaille Martin Callmander, ajoutant une citation de l’époque: «C’est à Malmaison que s’opère le miracle des fleurs…»
les plus grands artistes
Pour immortaliser son trésor, qu’elle a beaucoup de fierté à exhiber au Tout-Paris, Joséphine fait appel aux plus grands. L’artiste Pierre-Joseph Redouté pour les somptueuses illustrations à l’aquarelle. Et le botaniste Ventenat pour les descriptions des plantes et leur catalogage dans l’herbier de ce dernier, qui comprend déjà d’autres spécimens d’un horticulteur de renom, Jacques-Martin Cels, détaillés eux dans deux ouvrages dédiés. Résulte de ce mandat pour l’impératrice le majestueux Jardin de la Malmaison, «l’un des plus beaux livres de fleurs jamais réalisés», estime le chercheur. Tiré à 200 exemplaires, il est offert aux visiteurs de prestige de l’impératrice; l’un est aujourd’hui conservé au CJBG.
Epuisé, Ventenat meurt en 1808. Son herbier est acheté aux enchères par l’industriel et philanthrope Benjamin Delessert, fondateur des Caisses d’Epargne en France en 1818. Qui décède, lui, en 1847; son herbier est alors légué en 1869 aux CJBG. Pourquoi Genève? «Pour plusieurs raisons possibles. En l’honneur de son ami Augustin-Pyramus de Candolle, fondateur de l’institution genevoise. Ou en celui de Jean-Jacques Rousseau (qui dédia à la mère de Delessert ses Lettres sur la botanique). Ou par crainte qu’il ne finisse dans des cartons au MNHN de Paris qui manque d’espace. Delessert a toujours eu de forts liens avec la Suisse romande, d’où sa famille était originaire.» Et voilà comment une splendide collection de plantes exotiques, violon d’Ingres d’une jeune fille de colon français en Martinique devenue impératrice, se retrouve hébergée sur les rives du Léman. Mais l’histoire ne s’arrête évidemment pas là.
Immense collection
L’herbier Delessert, comprenant les planches de l’«herbier Ventenat», forme le cœur de l’immense collection botanique des CJBG, aujourd’hui riche de six millions d’échantillons, mais qui en accueille 20 000 nouveaux chaque année; c’est aujourd’hui l’une des cinq plus importantes au monde.
Et puis, la botanique n’étant pas une science inerte, les noms de certaines plantes jadis décrites par le «botaniste de l’impératrice» ont changé durant ces derniers siècles. «Tout cela a compliqué sérieusement la recherche», résume Martin Callmander. Mais pas de quoi renoncer: à partir des trois ouvrages de Ventenat (Jardin de la Malmaison donc, et les deux volets de Description des plantes nouvelles et peu connues, cultivées dans le jardin de J.-M. Cels), le chercheur s’est mis en tête de retrouver tout le matériel végétal de son herbier de l’époque. Et ceci non seulement dans les sous-sols du conservatoire genevois, mais aussi dans ceux de Paris, Madrid et Berlin, où certaines planches ont été déposées. «Nous y sommes presque complètement parvenus», conclut-il.
Suite à cette vaste quête, toutes les plantes ont été passées au crible des connaissances actuelles. Dans ses trois ouvrages, Ventenat a traité 343 noms de plantes. «Sur ce total, 208 taxons (207 espèces et 1 variété) nouveaux pour la science ont été validés jadis par le botaniste, les autres plantes de son herbier ayant déjà été décrites par d’autres scientifiques avant lui, explique Martin Callmander, qui vient de publier ses recherches dans Candollea, la revue spécialisée des CJBG. C’est remarquable! D’autant que les descriptions de 119 d’entre elles, malgré les moyens limités de recherche de l’époque, sont encore acceptées aujourd’hui.»
Avancées scientifiques
Mieux, cette mise en lumière de l’«herbier Ventenat» a permis des avancées scientifiques. «Sans entrer dans les détails, nous avons pu y voir plus clair dans la grande diversité taxonomique de ces plantes en définissant les types d’une majorité d’entre elles», autrement dit l’échantillon-étalon, à partir duquel tout nom de plante est décrit pour la première fois. «De quoi même identifier des types de plantes australiennes, sur lesquelles nos collègues taxonomistes, là-bas, peuvent désormais travailler.» Ou comment une quête historico-botanique en Suisse permet de débloquer le travail de scientifiques aux antipodes.
Car s’il est un autre pan que ces travaux illustrent, même à travers l’infime lorgnette de la botanique, c’est l’intense période d’explorations de tous les continents, qui s’étend de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au début du XIXe, auxquelles sont systématiquement associés des scientifiques. En 1800, par exemple, l’Expédition Baudin composée de deux navires, appuyée par Napoléon Ier, file jusqu’aux terres australes (aujourd’hui l’Australie).
Au nom de l’impératrice
De quoi permettre la réalisation de la première carte de ce qui s’appelait jadis la Nouvelle-Hollande. L’histoire raconte alors qu’en 1803, au retour de l’épopée, André Thouin, le jardinier du MNHN, se rend au Havre pour vérifier le débarquement des plantes, fruits et graines rapportés du bout du monde. Mais qu’un envoyé de Joséphine l’y a précédé… C’est ainsi que des graines de mimosa se mettent à pousser dans la Grande Serre Chaude, et finissent dans les herbiers… «Parfois, les marins ont ramené, des confins du monde, autant de plantes inédites que leurs graines, qui ont alors pu être cultivées en Europe. On pouvait alors doublement les étudier et les décrire», dit Martin Callmander. Ainsi en va-t-il de la plante herbacée Josephinia imperatricis, elle aussi rapportée de Nouvelle-Hollande, et qui a été nommée par Ventenat en l’honneur de l’impératrice.
Joséphine décède en 1814 dans son domaine de Malmaison. Mais les années qui précèdent, elle vient souvent en Suisse. D’abord y retrouver sa fille Hortense (conçue avec le vicomte de Beauharnais); elle séjourne alors à l’ancien Hôtel de Sécheron, sur la route suisse.
Puis dès 1811 au château de Pregny-la-Tour qu’elle achète, jouxtant le château de Penthes, et qui sert aujourd’hui de Consulat d’Italie. L’adresse actuelle? «10, chemin de l’Impératrice». De l’autre côté de la ruelle, sur le même pan de terrain, face au lac: les Conservatoire et Jardin botaniques de Genève. «Plus de deux cents ans plus tard, c’est donc sur les terres de l’impératrice qu’a été reconstitué l’«herbier de Ventenat», riche des fleurs dont Joséphine aimait goûter le parfum», conclut Martin Callmander.
2016 © Olivier Dessibourg | Webworks by Stéphane Schüler