LE TEMPS || «La biologie ne sera plus jamais la même!» Ainsi débute, péremptoire, un récent article* décrivant l’avènement d’un nouveau champ d’exploration: la biologie synthétique. Dont l’un des objectifs avoués n’est rien moins que… reconstruire la vie. Brique par brique.
Pendant des siècles, les biologistes ont observé, étudié, analysé les organismes vivants dans des dimensions de plus en plus infimes, jusqu’à découvrir l’ADN. En 1984, leur vision s’affûte encore: le généticien George Church codéveloppe la première méthode permettant de séquencer directement ce fameux code génétique lové dans les cellules. La même année, il participe au lancement du Projet Génome Humain, achevé en 2003, et dont l’idée était de décrypter le patrimoine génétique d’Homo sapiens.
Alors que les techniques de séquençage s’améliorent, leurs parentes voient le jour, qui permettent de reconstruire, comme un collier, des brins d’ADN à partir de quatre perles appelées «bases» (abrégées A, C, T et G). Avec cet outil fantastique, les biologistes peuvent désormais se muer d’observateurs en ingénieurs, et tenter de bricoler des organismes inédits. De cette biologie de synthèse, de cette course à la vie recréée, George Church, aujourd’hui professeur à la Harvard Medical School de Boston, est un des pionniers. Entretien à l’aube d’une révolution scientifique.
Le Temps: Comment définir la biologie synthétique?
George Church: C’est un concept qui vise le développement de composants et systèmes biologiques utilisables pour (re)construire des organismes vivants ayant une tâche bien spécifique.
– En quoi diffère-t-il du génie génétique, dont l’idée est aussi d’insérer un gène spécifique dans le code génétique d’un organisme pour lui octroyer une propriété nouvelle?
– Le génie génétique date des années 1970, et consiste à ne manipuler qu’un seul gène à la fois. En ce sens, c’était plutôt simplement de la biologie moléculaire. La biologie synthétique va bien au-delà. Et pour la mettre en Å“uvre – comme pour construire des circuits électroniques ou des ponts – il vous faut des «pièces», biologiques dans ce cas. Des pièces qui sont bien caractérisées, que l’on sait fiables, et que l’on peut assembler. L’idée, à terme, est de ne plus se soucier des constituants intimes de ces pièces, mais uniquement des propriétés qu’elles ont une fois organisées en sous-groupes, puis en groupes. Cette approche hiérarchique, c’est vraiment de l’ingénierie.
Nombre de chercheurs sont en train de constituer des collections de ces «biobriques» de bases des cellules ayant des fonctions précises, par exemple à la BioBricks Foundation, qui en compte déjà environ 2000, ou au SynBerc, un consortium de centres de recherche dédiés à la biologie synthétique et basé à Berkeley. Mais avant que cette technologie soit largement et pratiquement utilisable, il faut atteindre un haut niveau de standardisation et de compatibilité entre toutes ces pièces, comme c’est le cas aujourd’hui en électronique.
– Pour être clair: «synthétique», dans vos explications, ne veut pas dire «non naturel», ou chimique…
– Mais nous faisons des choses «non naturelles» depuis très longtemps. Si l’on considère que l’homme fait partie de la Nature, tout ce qu’il fait est naturel, même la chimie. Ou alors doit-on qualifier de «non naturelles» les choses que l’on peut protéger par un brevet, parce qu’elles sont reconnues comme inventives et utiles.
– Des chercheurs de l’Institut Craig-Venter, du nom du biologiste américain controversé, ont annoncé en janvier qu’ils avaient reconstruit le génome entier d’une bactérie, en «tricotant» avec des machines les 582 970 mailles (paires de bases) qui le compose. Un exploit aussitôt breveté! La prochaine étape est de l’insérer dans une bactérie et de la faire vivre. La fabrication d’une «vie artificielle» est-elle à bout touchant?
– Il s’agit là plutôt de génomique synthétique, un sous-domaine en soi. Le groupe Venter a reconstitué le génome de la bactérie Mycoplasma genitalium en copiant son génome originel, et en y ajoutant quelques bases comme signature et preuve de réussite du processus. C’est bien. Mais ces travaux ne constituent pas un immense changement dans le domaine encore jeune de la biologie synthétique. En effet, les chercheurs ont utilisé des méthodes de fabrication «anciennes», longues et coûteuses. Or les choses évoluent très vite en génétique, plus vite que la loi de Moore en électronique [qui dit que, grâce à la miniaturisation, le nombre de transistors sur une surface double tous les dix-huit mois]: les coûts de séquençage d’ADN baissent au moins d’un facteur 2 tous les six mois. Et, en 2004, nous avons proposé une méthode de synthétisation de longs brins d’ADN utilisant des micropuces qui minimise cent fois les coûts par rapport à l’an 2000! C’est cela qui va vraiment révolutionner notre domaine.
L’autre reproche que l’on peut faire à l’équipe Venter, c’est de reconstruire un génome qui ne sert à rien en soi, car la bactérie choisie ne peut être utilisée industriellement. Venter agit là pour la gloire. Ce que la plupart des biologistes synthétiques souhaitent, c’est faire quelque chose d’utile.
– Par exemple?
– Avec des bactéries, l’idée est de procéder à de multiples reconfigurations de leur génome, de manière à les faire produire surtout deux choses: des carburants directement utilisables (lire ci-dessous), et des substances actives de certains médicaments, qu’on trouve dans la nature, mais qu’il est laborieux de produire industriellement. Une autre idée est de transformer ces micro-organismes en biosenseurs. Car ils sont sensibles pour détecter les traces de produits chimiques.
– Vu la demande mondiale en carburants, est-ce réaliste de compter en produire assez avec des bactéries?
– Il est non réaliste de considérer une autre solution! Au-delà des énergies solaire et nucléaire, c’est à terme notre seule possibilité. Plusieurs firmes travaillent déjà dans ce sens. Il s’agit seulement de convertir les idées existantes en processus industriels peu coûteux. Mais si le marché du pétrole reste au niveau actuel, l’on aura des produits de démonstration en 2009 déjà!
– Revenons à l’idée de «reconstruire la vie». La fabrication d’un génome humain, avec non pas 582 970 mais 3,2 milliards de paires de base, est- elle techniquement imaginable?
– Oui. Mais la question n’est pas là: pourquoi vouloir tout reconstruire de novo alors qu’on peut se contenter de faire des reconfigurations appropriées? C’est d’ailleurs dans ce sens que l’on se dirige avec les bactéries: créer une sorte de «châssis» bactérien sur lequel il suffira d’installer des paquets de gènes octroyant les fonctionnalités souhaitées à ces microbes. Peu d’entre nous songent à reconstruire en entier leur génome. Donc, théoriquement, oui, c’est déjà possible de fabriquer de toutes pièces un génome humain. Mais c’est aussi possible d’aller sur la Lune. On ne le fait pas tous les jours pour autant. Car c’est très long et très coûteux.
– Vous êtes pragmatique. Mais imaginons que quelqu’un veuille le faire, créer un humain auquel son génome «reconstruit» attribuerait des capacités extraordinaires…
– Ce que vous voulez, c’est de la vision. Je peux être pragmatique et visionnaire. Je vais vous donner des deux, mais pas l’un sans l’autre. Imaginons que l’on veuille fabriquer un génome humain qui soit résistant à tous les virus. Est-ce assez visionnaire? Partons donc d’une bactérie que l’on va rendre résistante à tous les virus. On ne va pas reconstruire son génome en entier, mais en remplacer quelques pièces. Or c’est justement ce que nous faisons dans nos laboratoires, avec pour cobaye la bactérie E.coli. Et seuls 314 reconfigurations dans son génome semblent être nécessaires. On pourrait donc procéder de la même manière chez l’homme.
– Et où en est-on de la reconstruction d’une cellule à partir de tous ses composants biologiques de base, comme si on jouait aux Lego?
– A nouveau, on peut se demander à quoi cela peut servir. Certains affirment que l’on pourrait ainsi mieux «comprendre la vie»; ils se réfèrent au Prix Nobel Richard Feynman, qui a dit: «Ce que je ne peux pas créer, je ne le comprends pas!» Je n’y souscris pas complètement. Car même si on parvient à refabriquer une cellule avec toutes ses grossières pièces de base, on sera encore loin de comprendre comment elle fonctionne dans ses moindres détails. Cela dit, plusieurs groupes de recherche définissent depuis quatre ans les éléments biologiques minimaux pour constituer une entité synthétique capable d’évoluer et de se répliquer. En 2006, mon équipe a publié ce qui pourrait être le «plan de base» d’une telle entité. Celle-ci est destinée à produire in vitro des protéines de synthèse qui sont sinon difficiles et onéreuses à générer. Nous avons listé les «pièces» nécessaires (151 gènes, plus des protéines, polymérases, ribosomes, ARNt, facteurs de translation, etc.). Ce matériel biologique est entouré d’une sorte de membrane faite de molécules lipidiques [de graisse]. En ce sens, on peut appeler cet ensemble «prototype de cellule», sans que cela corresponde exactement à une cellule biologique. Nous essayons maintenant d’assembler le tout. Cela ne fonctionne encore que partiellement. Mais il nous faudra peu d’efforts pour arriver à nos fins.
– On le perçoit, on effleure ici une boîte de Pandore…
– Ce sont plutôt des objets comme l’aéroplane des frères Wright que nous avons devant nous. On peut se dire qu’il servira à lâcher des bombes ou à transporter des gens d’un bout du monde à l’autre…
– Vous faites allusion à la dualité des applications possibles. Les plus néfastes consistent à reconstituer des virus létaux. En 2005, le génome de la grippe pandémique de 1918 a été recréé en laboratoire. Il y a deux ans, des journalistes anglais ont aussi en partie réussi à faire fabriquer des séquences du virus de la variole. Comment gérer les risques de bioterrorisme, empêcher une utilisation malsaine de ces technologies, ou simplement qu’elles s’échappent des laboratoires?
– Concernant ce dernier point, le risque que par exemple une bactérie reconfigurée contamine involontairement l’environnement est égal à la probabilité que cela se passe multipliée par les conséquences que cela peut avoir. Or la plupart des cas sont très peu probables, car les recherches se déroulent en milieu très confiné. Mais, certes, les conséquences pourraient être graves. Il faut donc prendre de très sérieuses précautions. Par exemple faire en sorte que ces bactéries synthétisées ne puissent pas échanger de matériel génétique avec d’autres souches. Ou s’assurer qu’elles ne survivraient que grâce à des nutriments qu’on leur fournirait en laboratoire.
Concernant une utilisation malsaine de la biologie synthétique, ce dont nous avons besoin, c’est d’une surveillance provenant des niveaux gouvernementaux. En Europe et en Amérique du Nord, il existe des régulations en partie applicables, qui sont souvent celles concernant les expériences en génie génétique. Mais la surveillance ne suit pas.
– Les codes de bonne gouvernance autoproclamés par certains biologistes, dont Craig Venter en octobre dernier, ne suffisent donc pas?
– C’est un minimum. Mais de loin pas assez. Il est clair que ceux qui s’y soumettent ne sont pas dangereux. Le problème, c’est que si aucun gouvernement ne décide de vous contrôler, vous devez vous autoréguler jusqu’à ce qu’une agence gouvernementale ou supranationale idoine reprenne les rênes. C’est ce que nous tentons de mettre sur pied depuis 2006 avec l’IPCS, un consortium international d’acteurs industriels de la biologie synthétique. Son rôle est de contrôler et répertorier les synthétiseurs d’ADN dans le monde, les produits générés ainsi que leurs destinataires. Il faut ainsi n’autoriser la vente de ces appareils qu’aux laboratoires certifiés fiables. A terme, nous souhaitons que les gouvernements – souvent encore ignorants dans ce domaine – nous prennent en exemple, et utilisent nos normes des régulations pour les appliquer à une surveillance étendue et ainsi exclure toute entité ayant de mauvaises intentions. Le précédent et l’actuel secrétaire général des Nations unies ont indiqué qu’ils souhaitaient aller dans ce sens, mais qu’ils avaient d’abord besoin de voir se développer un mouvement vraiment international.
– Ces recherches intéressent fortement l’industrie privée. Mais le brevetage des découvertes est mise en cause. D’aucuns craignant l’acquisition par des multinationales d’un «monopole sur les éléments constitutifs de la vie», et ont déjà inventé le vocable «Microbesoft» pour décrire la situation…
– Il existe trois possibilités pour travailler. Soit on protège des découvertes par des brevets, avec la condition que leurs tenants et aboutissants soient rendus publiques. Soit on travail en open source, en communiquant tout ouvertement, avec le risque que plus personne, et surtout pas les industries, ne veuille s’investir par appréhension de perdre tout contrôle. Soit l’on progresse dans le secret. Mais veut-on qu’une société travaille dans ce domaine sans faire connaître ses activités? Un monopole en soi n’est un problème, pour autant que l’activité soit utile à la société. Il existe des activités sans monopole, mais qui sont largement néfastes pour la population, comme la fabrication des armes à feu…
– Comment éviter aussi des polémiques similaires à celles qui ont entouré les OGM, causées par un trop grand décalage entre l’avancement des recherches et leur perception auprès du grand public?
– Au début, avec les OGM, les scientifiques ont prétendu que les profanes n’avaient pas leur mot à dire. Avec la biologie synthétique, nous encourageons la discussion publique. Mais, le sujet est aussi plus technique que les OGM.
– Certaines ONG inquiètes, comme ETC au Canada, estiment pourtant que le public est encore «largué»…
– Je suis d’accord. Mais, à nouveau, je souhaite que le public soit davantage impliqué. Certaines ONG demandent un moratorium sur ce type de recherches, en prétextant le principe de précaution. Ce n’est pas la solution optimale. Car le moratorium ne donne du temps pour réfléchir qu’aux chercheurs qui sont déjà précautionneux, mais ne bloque pas les individus mal intentionnés. Il faut donc discuter à large échelle au sujet de ces technologies. Sans pour autant faire que le monde entier sache ce qu’est une adénine [une des quatre bases de l’ADN]. Mais il faut s’assurer que des représentants des agences comme l’ONU ou la CIA connaissent ces recherches et donnent leur avis. La difficulté, c’est qu’une fois que ces personnes sont informées, elles sont souvent assimilées au camp des scientifiques…
– Si la biologie synthétique est autant débattue, c’est peut-être parce que, aux yeux de certains, les chercheurs «jouent à Dieu» en voulant recréer la vie. Souscrivez-vous au dogme réductionniste qui veut que les êtres vivants sont de simples constructions biologiques? Et quel statut accordez-vous à la vie?
– Pour moi, la vie est sacrée. Pour qu’elle survive, il faut deux choses: d’une part, une sécurité par rapport à la pérennité de la race humaine – ce serait un sacrilège de tenter d’interférer avec elle; d’autre part, il faut une grande diversité au sein de cette race humaine, afin d’éviter que nous soyons tous des clones l’un de l’autre. Et les animaux? On pourrait totalement vivre sans eux sur la Terre. Et se nourrir par exemple d’algues qui auront été synthétiquement reconfigurées pour avoir la texture, l’apparence et le goût d’un steak de viande… C’est donc un choix de société que de vouloir ou non garantir une biodiversité.
Cela dit, j’estime que nous ne jouons pas à Dieu. Nous jouons aux hommes, qui de tout temps ont construit en utilisant leur intelligence. S’il existe une force supérieure qui aurait façonné l’Univers, nous ne jouons alors pas dans la même ligue qu’elle. En tant qu’ingénieurs, nous ne fabriquons pas la matière, pas plus les atomes, ces vraies briques de base. Ni même des galaxies. Et moins encore l’idée même de la vie. Nous sommes juste en train de la manipuler.
* «Engineering novel life», Thomas F. Knight, in: Molecular Systems Biology, 13 sept. 2005.
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