LE TEMPS || Cédric Villani, jeune scientifique français 38 ans et lauréat 2010 de la Médaille Fields, considérée comme le «Nobel des maths», donnait vendredi une conférence aux gymnasiens d’Yverdon
«Parmi les quatre lauréats 2010 de la Médaille Fields, comme moi, figurait un mathématicien genevois, Stanislav Smirnov. (Sourire au coin des lèvres) Smirnov, c’est un nom qui évoque des choses pour vous, la fête…» Eclats de rire dans la salle. Et lors de la séance de questions: «Ouais, les gars, devenez riches!» Rebelote. «Pour décrocher un million, il ne vous reste qu’à élucider l’une des énigmes mathématiques encore pendantes. Bon, ça s’annonce ardu…» Sous ses cheveux mi-longs soignés, son bouffant noeud papillon carmin peine à cacher une immense broche-arraignée – «un magazine m’a appelé la Lady Gaga des maths», confie-t-il avec autodérision. Cédric Villani n’a pas son pareil pour mettre son public adolescent dans la poche de son sérieux costume trois pièces rayé, déjà occupée par une montre à gousset.
Le mathématicien français de 38 ans donnait vendredi une conférence aux étudiants du gymnase d’Yverdon. «Ce qui m’a plu, résume l’un d’eux, c’est qu’il nous a montré qu’il y avait des maths un peu partout autour de nous.» Autant – c’est vrai – dans le vol des chauves-souris, les collisions de galaxies ou la répartition des taches du léopard sur son pelage que dans l’agitation des particules de vapeur au-dessus d’une tasse de thé. Ce sont d’ailleurs ses travaux sur la description mathématique de la dynamique d’un gaz qui ont valu à l’actuel professeur à l’Université Lyon 1 et directeur de l’Institut Henri-Poincaré, à Paris, la Médaille Fields, le «Nobel des maths». Des résultats qu’il a obtenus de haute lutte avec lui-même, après des mois de travail et beaucoup de frustration – «ce qui me motive» –, mais aussi un peu par hasard.
Les concours de circonstances, il l’admet, ont façonné sa carrière. Jeune, le natif de Brive-la-Gaillarde hésitait à devenir paléontologue. Une trajectoire finalement pas si différente de la sienne: «Dans ces deux métiers, il faut trois qualités cardinales: imagination, rigueur et ténacité.» La première parce qu’il faut trouver une voie d’approche à un problème en maths et, en paléontologie, reconstituer un squelette virtuel à partir d’un seul os. La seconde, car, dans les deux cas, «il faut ne pas se laisser divaguer, mais s’en tenir à sa démonstration». Et la troisième, parce qu’il faut fouiller, persévérer, sans cesse. Trois caractéristiques qu’attise depuis toujours la flamme d’une passion que le gentleman peine à décrire. «C’est comme lorsque vous tombez amoureux…»
Avant de tenter: «Toutes les sciences ont ceci d’extraordinaire qu’elles permettent de comprendre au-delà de ce qu’on peut voir. Comme l’enfant qui ouvre le placard d’un grenier, on découvre des richesses insoupçonnées.» Selon lui, «tout le monde devrait être exposé au raisonnement mathématique. Car il permet de s’approprier la structure complexe du monde: c’est la seule discipline où vous pouvez tout vérifier par vous-même. En biologie, vous pouvez faire telle ou telle recherche, mais vous devez aussi croire les résultats de travaux menés par d’autres biologistes, sur les tigres par exemple. Or la démonstration mathématique est un objet qui est avec vous bien davantage que le tigre… C’est un idéal de pensée abstraite, mais c’est surtout, en sus d’être un langage universel, le plus puissant outil développé par l’humanité pour décrire les coulisses du monde.»
Pour lui, il paraît ainsi incroyable qu’avec de simples raisonnements logiques l’on parvient depuis la nuit des temps à comprendre des phénomènes naturels: «Il n’y aurait a priori aucune raison pour que les premiers soient bâtis sur les mêmes règles que l’Univers. Mais c’est le cas, et c’est imparable!» Un exemple? Non, deux: «Les équations décrivant l’antimatière ont été posées sur papier bien avant son observation en laboratoire. Bien avant cela, même Newton a d’abord écrit ses lois de la gravitation, révélant la course des planètes durant des millions d’années. Un truc de dingue!» Un émerveillement devant «le côté esthétique, la beauté, l’harmonie» d’une équation bien ficelée, que Cédric Villani ne cesse de souligner.
«Y en a-t-il certaines, non résolues, auxquelles vous rêvez de vous attaquer?» demande un gymnasien. Sans vraiment répondre, le mathématicien explique comment il s’y prend pour construire un théorème, comparant alors son travail à l’écriture d’une grande symphonie: «Il faut réfléchir au plan d’ensemble, aux détails, à l’orchestration. Il y a des grands blocs, comme des mouvements, et entre eux une connectique, le tout suivant une ligne directrice, pensée dès le départ, qui va garantir la particularité. Sinon, il ne faut pas se lancer. C’est tout un art. Il faut des années d’expérience pour sentir le sujet qui a du potentiel. Qui n’est ni trop difficile – sinon vous ne ferez jamais rien – ni trop facile – cela ne vous apportera rien.»
Mais toujours, il y revient: «Faire une démonstration mathématique constitue une formidable démarche de simplification de la réalité, même si les gens n’en ont pas forcément conscience.» Peut-être parce que ces mêmes gens ont l’impression d’une course en avant des mathématiciens dans un monde d’abstraction hermétique, une attitude qui déteindrait jusque dans l’enseignement de la branche. Ceci sans même mentionner l’éternel préjugé que ces scientifiques vivent dans leur bulle, perdant tout contact avec la réalité. «Certes, il y a parfois un caractère obsessionnel dans notre travail, devant un problème. Mais de même en va-t-il de l’amoureux transi, qui ne peut penser à autre chose…» Arrive-t-il, lui, à déconnecter? A ne pas voir le monde entier en mathématiques? «Tout à fait, il me suffit de mettre sur «off», de ne plus y penser, car cela ne passe pas par mes sens. Si je reprends ma comparaison, c’est plus facile pour moi que pour un musicien qui, dès qu’il entend un air, ne peut pas ne pas y prêter attention.» Cédric Villani se lasse d’ailleurs de rappeler que, marié et père de deux enfants, ancien compétiteur de tennis de table, il a une vie tout à fait normale.
«Quant à l’abstraction supposément croissante de nos travaux, cela fait des années que l’on tend vers plus de concret, que l’on n’appelle plus une droite une «variété affine en bijection avec l’ensemble des nombres réels», comme le mentionne le magazine Sciences&Vie qu’on lui tend, et qui a lancé la polémique. «Cet article a 30 ans de retard, maugrée-t-il. Nous sommes revenus de cette révolution des maths modernes, promue dans les années 1960-1970. Pour le plus grand bien aussi des enseignants. Car ce sont eux qui ont une responsabilité immense dans l’attrait de la mathématique: ils ne peuvent bien enseigner que les matières qu’ils sentent eux-mêmes bien, et pour lesquelles ils ont développé leur propre pédagogie.»
L’un d’entre eux, Eric Laydu, professeur au gymnase local, y souscrit entièrement. Avant de louer la conférence de Cédric Villani: «Il est parvenu à garder l’attention des jeunes pendant une heure et demie! Il a réussi à les captiver en montrant à quel point on peut expliquer notre environnement à l’aide des mathématiques, et à quel point celles-ci restent le socle de toutes les sciences.» «Ça m’a vraiment motivé à vouloir en faire plus», confirme un grand gaillard, veste à capuche jaune citron flottant sur les épaules, même s’il était en partie déjà converti, ayant choisi l’option «mathématiques renforcées».
Sans qu’on le lui demande, le jeune médaillé français a même fourni à tous une réponse à la lancinante question: «A quoi ça sert, les maths?» «La géométrie du triangle m’a longtemps passionné, mais ne m’a jamais servi à rien dans ma vie. Et l’on peut se passer de faire la démonstration de ses propriétés. Par contre, cette démarche m’a permis de développer ma capacité de raisonnement et de réflexion. Et cela, personne ne peut s’en passer. C’est utile en toutes circonstances.»
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