LE TEMPS || Le Human Brain Project, qui veut simuler le cerveau sur ordinateur, fut au cœur d’une polémique cet été. Aux promesses médicales et sociétales avancées avant la sélection de cette vaste initiative de recherche succède aujourd’hui la réalité de sa concrétisation. Le sociologue de l’Université de Lausanne analyse le décalage existant entre ces deux moments déterminant la vie de tout projet présenté comme visionnaire
«Les nombreuses promesses du Human Brain Project – qui servent de justification à son financement – façonnent un horizon «biopolitique» dans la mesure où il promet de contribuer à la santé, à l’innovation, à la richesse et à la prospérité des populations et des nations, une tâche que la Commission européenne a trouvé l’occasion de déléguer, au moins partiellement, aux sciences et aux technologies du cerveau.» Une conclusion qui résume bien le chapitre que le sociologue des sciences de l’Université de Lausanne Francesco Panese consacre, dans un livre à paraître au printemps 2015 sur le thème des «promesses dans les sciences», à l’une des plus fantastiques entreprises de neurosciences jamais imaginée.
En très bref, l’ambition du Human Brain Project (HBP), dont le siège est à l’EPF de Lausanne, vise à regrouper sur une plateforme informatique surpuissante toutes les données acquises en neurosciences et en intelligence artificielle, afin de simuler le fonctionnement du cerveau d’ici à une décennie.
Le HBP est l’un des deux projets amiraux («Flagship») choisis en 2013 par l’Union européenne (UE), après une compétition qui a compté à l’origine 23 esquisses d’initiatives visant à faire occuper au Vieux Continent une place de choix sur l’échiquier scientifique et technologique; ces projets dépendant de la Direction générale (DG) de la Société du numérique et du programme des technologies futures et émergentes (FET), et non de la DG Recherche. Depuis la présentation des six finalistes à Budapest en mai 2011, les responsables du HBP, dont le neuroscientifique israélien d’origine sud-africaine Henry Markram, ne cessent de déclarer que le HBP permettrait de mieux comprendre le cerveau, mais aussi de développer et tester des médicaments in silico afin de trouver des parades à des affections neurodégénératives, telle la maladie d’Alzheimer.
Le HBP suscite très vite un vif débat parmi les neuroscientifiques. Certains craignent que ce projet doté aujourd’hui d’un budget de 1,2 milliard d’euros ne phagocyte une trop grande part des ressources allouées aux neurosciences. D’autres arguent qu’il est vain, ou prématuré, de vouloir simuler le fonctionnement du cerveau, que l’on peine encore à décrire. Le Flagship Human Brain Project est néanmoins choisi par l’UE le 28 janvier 2013, et lancé en octobre de la même année.
En juin 2014 toutefois, une lettre ouverte adressée à l’UE, et co-signée depuis sur Internet par 781 chercheurs, remet en question le HBP, critiquant sa gouvernance et sa vision, après que les leaders du projet ont adapté les règles d’attribution des fonds de recherche de base, marginalisant les aspects de neurosciences cognitives fondamentales. La polémique prend de l’ampleur durant tout l’été, au point qu’un médiateur est nommé en septembre. Un recadrage doublé de nouvelles explications sur ce qu’est réellement le HBP, qui traduit la réalité à laquelle doivent se confronter les responsables de ce projet visionnaire après les envolées promotrices des débuts. Et qu’a décortiqué Francesco Panese.
Le Temps: Comment analysez-vous la formulation des promesses qui ont entouré le lancement du HBP?
Francesco Panese: Le fait, pour les scientifiques, de faire des promesses est devenu non seulement une pratique, mais une nécessité. Pour financer des projets dans un système de la recherche hautement concurrentiel, qui plus est avec des décideurs qui ne sont pas scientifiques, il faut raconter une histoire: celle-ci contient en principe toujours l’identification d’un problème, sa dramatisation, puis la promesse d’une possible résolution – et à ce stade, on utilise toujours le conditionnel. En ce qui concerne le HBP, les promesses faites dans les documents initiaux consistent à résoudre un certain nombre des défis de l’Europe et de ses décideurs, de trois ordres.
D’abord, ce projet présenté comme transdisciplinaire promet de (ré)organiser la recherche et les collaborations dans les sciences du cerveau. C’est une promesse concernant la conduite de la science. Avec en filigrane l’idéal politique des décideurs d’une science européenne qui s’auto-gouvernerait, pour autant qu’on lui en donne les moyens. Deuxième volet: l’idée qu’en travaillant sur l’humain, du point de vue de questions de santé publique partagées par tous, surtout les neurodégénérescences (telle Alzheimer), on va en même temps stimuler l’innovation technologique. Et par là – troisième promesse – dynamiser l’économie.
– Les instigateurs du HBP auraient donc, comme vous l’écrivez, parié sur «la crédibilité d’une corrélation hypothétique entre la simulation du cerveau comme promesse technoscientifique et un ensemble d’inquiétudes, d’espérances et d’intérêts sociaux, politiques et économiques». Une entreprise aux «allures totalisantes», tant elle veut couvrir divers champs sociaux…
– Pour reprendre l’anthropologue de l’Université de Berkeley Paul Rabinow, ce projet participe d’une forme d’«eudémonisme contemporain», soit la vision d’une amélioration générale de la situation dans toute une série de secteurs qui sont emboîtés (recherche, innovation, bien-être, prospérité, etc.). C’est dans ce sens que le HBP est bien ficelé, puisqu’il est complètement transversal. Or c’est la raison aussi pour laquelle il est fragile: il enchaîne des maillons qui sont considérés par les scientifiques eux-mêmes comme plutôt hétérogènes.
– Notamment parce que cette entreprise reposerait «davantage sur une puissante force de conviction tirée de cette architecture «totalisante» que sur une démonstration de faisabilité concrète»…
– Il est intéressant – et surprenant – de noter, à la lecture des premiers documents descriptifs, qu’y figurent assez peu de références à des études validées par des comités de lecture (peer-review). Cela dit, on ne peut pas prétendre que tout le projet n’est basé que sur «du vent». Il faut comprendre que c’est la politique européenne qui a inventé ces formidables outils de financement que sont les Flagships, avec à leur clé des financements inédits en Europe, et qui intègrent explicitement une importante prise de risque. Il y a là une articulation intéressante entre science et politique qui façonne ce que ma collègue Sheila Jasanoff nomme un «imaginaire sociotechnique», qui scelle une connivence implicite entre les mondes scientifique et politique.
– Sur quel terreau cet «imaginaire sociotechnique» s’est-il développé?
– Avant tout sur celui du «cerveau». Le cerveau a détrôné l’ADN et le génome comme icône scientifique. C’est devenu aujourd’hui un objet ayant une vie incroyable dans l’espace public, dans l’esprit des gens, dans la vulgarisation, dans les projets et les utopies thérapeutiques. Le cerveau a été intégré par tout un chacun comme le siège de l’identité. Ce qui fait dire à certains philosophes que, désormais, «l’on est son cerveau». Or l’inflation des discours et des espoirs autour des neurosciences semble bien être le corollaire paradoxal d’un déficit de connaissances, comme si ceux-ci venaient pallier, positivement ou négativement, les écarts entre l’actuel et le futur, l’avéré et le possible, le manque et le désir.
– Tout de même, la concrétisation de cet immense projet pourrait se trouver dans une «simulation informatique du cerveau», souvent évoquée à ses débuts… Cette affirmation permet-elle de renforcer les promesses faites?
– Un projet scientifique doit toujours être crédible du point de vue… scientifique. A l’origine de la pertinence du HBP se trouve UNE théorie du cerveau, basée sur des résultats d’électrophysiologie de neurones vivants, selon laquelle ces cellules nerveuses stimulées pour se connecter ne se connectent pas aléatoirement, mais de manière typique et régulière. Et il y aurait un code régissant ces connexions neuronales, un code neural – par analogie au code génétique. C’est sur cette hypothèse que l’on va faire l’hypothèse d’une transposition de ce code in silico, dans des superordinateurs. Or l’idée même du code neural est controversée; il y a d’autres théories de fonctionnement du cerveau.
Cela dit, il serait ridicule de reprocher à un scientifique d’essayer de prouver son hypothèse. La vraie question est plutôt celle de la capacité de cette hypothèse à agréger des collègues scientifiques et à mobiliser les moyens de cette agrégation. Lorsque Francis Crick et James Watson établissent la double hélice d’ADN en 1953, il y avait là une théorie, une structure et un substrat matériel; cela a constitué un formidable élément agrégateur qui a permis l’essor de la biologie moléculaire, de la génétique, puis du Projet de séquençage du génome humain. Or, même si les études faites sur la dynamique des structures neuronales sont très sérieuses, un tel élément agrégateur manque encore dans la communauté de la recherche sur le cerveau.
– Pour revenir aux terreaux qui ont permis l’éclosion du HBP, l’un d’eux fut donc d’ordre politique…
– En lisant les documents officiels du HBP, on mesure l’urgence de soutenir la position concurrentielle de l’Europe de la recherche. Le HBP est parvenu à séduire et à convaincre d’être un élément de ce développement. Mais, à nouveau, l’espoir de l’Europe en tant qu’entité politique n’est pas tant le cerveau que la prospérité économique et sociale promise par l’innovation technologique. C’est une forme de politisation de la science, censée résoudre des enjeux politiques par la recherche, et, symétriquement, une scientifisation de la politique, qui fait que les chercheurs qui doivent convaincre des non-scientifiques de la pertinence de leur projet investissent des questions sociales en général, et sanitaires en particulier, afin de construire un argumentaire. Ces deux phénomènes s’entretiennent mutuellement: le politique investit dans la science pour produire du futur, et la science investit le politique pour gagner en opportunité de se développer. Ceci n’est pas nouveau. Ce qui l’est, c’est le degré de connivence avec lequel cette congruence a lieu.
– Peut-on ne pas croire à des promesses de l’ampleur de celles faites par le HBP?
– Question intéressante. C’est Neelie Kroes, la commissaire européenne chargée de la Société numérique, qui a révélé les lauréats en janvier 2013. Or il y a à la fois un certain réalisme dans son discours de félicitations, lorsqu’elle admet que ce projet peut ne pas aboutir – le traditionnel doute scientifique –, et une profession de foi presque scientiste quant à ses promesses. Si l’on fait l’hypothèse que les décideurs ont pris toute la mesure des enjeux autant que des difficultés d’un tel projet, je me demande parfois si la politique du risque de l’UE en matière de soutien à ces grandes initiatives ne témoigne pas aussi d’une politique économique qui viserait aussi et plus simplement à faire circuler le milliard d’euros prévu sur 10 ans dans l’économie européenne, nonobstant les résultats escomptés… Et cela sur un projet qui a pour avantage de cristalliser des espoirs face à des inquiétudes contemporaines partagées par les décideurs – qui restent des êtres subjectifs – et le public en général, telles la sénilité, la peur de mourir dans un état de dégénérescence avancée…
– Que risque-t-on à trop promettre?
– Outre de devoir assumer les conséquences d’un lourd échec, on risque d’être toujours sous les projecteurs, de devoir sans cesse rendre des comptes, de se justifier plus que d’autres, et de dépenser beaucoup d’énergie pour le faire. Ceci non seulement auprès de la communauté scientifique, mais aussi en dehors. C’est ce qui est en train de se passer avec le HBP.
– Cela dit, si le projet HBP a été choisi, c’est peut-être justement sur la base de ces promesses, fussent-elles extravagantes. Sinon, il n’existerait peut-être simplement pas. Tel un paquebot, ce «navire de recherche» est désormais lancé et difficile à stopper; on imagine mal l’Europe jamais l’arrêter. Qu’importe donc aujourd’hui d’avoir fait des promesses trop importantes, pourrait-on conclure cyniquement…
– Les promesses sont toujours co-construites, avec quelqu’un pour les entendre et y adhérer; rien ne sert de promettre du salami à un végétarien. Le risque ultime est plutôt au niveau de la morale, qui est bafouée lorsque celui qui fait une promesse ne la tient pas, surtout de manière délibérée. Pour le scientifique toutefois, l’impact est moindre, car ce dernier pourra toujours dire qu’il travaille sur des hypothèses par définition incertaines, courant le risque de ne pas pouvoir les démontrer. Pour le politique, c’est plus délicat: si, dans dix ans, les résultats du HBP sont maigres, l’UE élaborera un argumentaire politique pour se sortir de ce piège moral de la promesse non tenue, en listant malgré tout les avancées et avantages qu’aura permis ce vaste projet, même s’ils devaient être loin des objectifs initiaux.
– Serait-il alors, comme les grandes banques, «too big too fail» (trop grand pour faire faillite)?
– Cette hypothèse impliquerait que le projet HBP existe déjà pleinement – comme les grandes banques sont bien établies depuis des décennies. Or le HBP n’est pas encore «trop grand», ceci d’abord parce que le financement par tranches doit continuer à être alloué; on peut d’ailleurs imaginer que des ressources soient allouées ultérieurement à des pans auxquels on n’a pas encore pensé aujourd’hui. De plus, le centre névralgique du HBP n’est pas encore logé à son adresse finale, au Campus Biotech à Genève; les chercheurs y emménageront en novembre prochain. Beaucoup reste donc à faire. Le problème est que l’on considère souvent le HBP comme déjà «là», et pas assez comme un projet de cette «science en train de se faire» chère au sociologue Bruno Latour.
– Des promesses non tenues ou irréalistes engendrent des déceptions, voire des irritations. Cela a dû être le sentiment des signataires de la pétition de cet été. Qui sont ces déçus?
– Ils peuvent être répartis en plusieurs catégories. Il y a d’abord ceux par qui la lettre ouverte est née, les milieux français des neurosciences cognitives, qui ont été exclus du cœur du projet, ne pouvant plus prétendre à un financement assuré, et qui sont désormais frustrés. Il y a ceux qui critiquent le projet lui-même, arguant qu’il est anticipé, voire vain pour certains, tant il manque aujourd’hui une théorie globale sur le fonctionnement du cerveau, étape nécessaire vers une quelconque simulation. Et il y a surtout ceux qui travaillent dans les neurosciences, mais qui n’ont pas la même culture de la recherche que celle promue et espérée par le HBP. Cette pétition met ainsi en évidence qu’il n’y a pas une homogénéité dans les neurosciences, mais que celles-ci sont multiples. Que «la» neuroscience n’existe, en fait, pas. Biologistes cherchant à comprendre la physiologie des neurones, cliniciens passant des cérébro-lésés au scanner, cybernéticiens testant une nouvelle prothèse, neuropsychologues menant des études comportementales, etc.: ils forment des groupes différents bien que parfois apparentés. J’ai ainsi l’impression que, d’autant plus après son récent recadrage, le HBP a été obtenu par une communauté relativement petite et longtemps marginale, celle des neuroscientifiques travaillant en intime relation avec les sciences computationnelles. C’est peut-être pour cela que les signataires de la pétition de cet été sont devenus vite assez nombreux.
– Un autre groupe de «déçus» peut-il être, simplement, le public?
– Il est intéressant de se plonger dans les premières heures du HBP, pour voir que le public a été mobilisé de différentes manières. La première, à laquelle a recouru Henry Markram, a été de vouloir faire partager sa passion. Très vite, il a eu cette idée de donner au projet une visibilité quasiment muséale: les gens pourraient venir voir les chercheurs travailler, assister à la production des résultats, voir émerger sous leurs yeux une simulation du cerveau. Ceci en pensant que la recherche se fera d’autant mieux que le public en comprendra les tenants et aboutissants. De l’autre côté, on dit souhaiter doter le public, ou la société des profanes, d’une fonction de contrôle, avec un certain nombre de dispositifs, afin d’éviter que le projet ne dérape vers quelque chose de moralement contestable. Or, à ma connaissance, quand bien même il existe dans le HBP un axe «Ethique & Société» qui s’est plutôt pour l’heure attaché à mesurer la perception du projet par le public, une telle instance publique tierce pouvant rétroagir avec les chercheurs, qui fait partie des plans écrits du HBP, n’a pas encore été lancée. Cette intégration et ce dialogue restent une bonne idée et ne pas la réaliser serait en effet décevant.
– Une fois que de trop vastes promesses ont été faites, que faire lorsque la réalité rattrape ceux qui les ont émises? Comment réagir?
– Aujourd’hui, au HBP, ses responsables communiquent effectivement sur un redimensionnement, un recentrage du projet. Vu son épopée victorieuse, une telle démarche n’est pas aisée, car après le temps du rêve, il est devenu nécessaire pour les porteurs du projet de revenir au pragmatisme par rapport aux ressources à disposition, aux garanties de leur maintien, aux communautés engagées, à la faisabilité scientifique et technologique, etc. Cette voie me semble en tous les cas plus sereine et propice au futur de ce grand chantier que d’avancer des arguments aux allures morales parfois entendus, selon lesquels «les promesses n’ont jamais été dites ainsi» ou «elles n’ont pas été bien comprises». Il est urgent et nécessaire d’expliciter les démarches et les enjeux inhérents à un si grand projet. En ce sens, il serait sans doute un peu vain de se mobiliser aujourd’hui «contre» les scientifiques qui font des promesses; il serait scientifiquement et socialement plus pertinent et utile de soutenir les analystes, journalistes, vulgarisateurs et autres passeurs de savoirs, afin qu’ils expliquent mieux comment fonctionne vraiment la recherche scientifique.
2016 © Olivier Dessibourg | Webworks by Stéphane Schüler