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LE TEMPS || En chantant «Space Oddity» de Bowie dans la Station spatiale internationale, l’astronaute canadien Chris Hadfield est devenu une star mondiale. Sa vision de la conquête spatiale
«Une moustache vous dit beaucoup d’un homme.» Ainsi s’ouvre sa biographie sur son site internet. Car le sérieux ornement pileux de l’astronaute Chris Hadfield est presque aussi célèbre que lui – ou l’inverse. Que raconte-t-il donc de ce Canadien de 56 ans? Que «cet homme a commandé un vaisseau spatial», poursuit la présentation; en l’occurrence la Station spatiale internationale (ISS) en 2013. Ou que «cet homme a, pour la première fois, intercepté des bombardiers russes dans l’espace aérien canadien», alors qu’il était pilote militaire pour le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (Norad), à la fin des années 1980. Et encore que «cet homme a vécu dans une installation de recherche au fond de l’océan» – c’était en 2010, à la tête de la mission d’entraînement Neemo, au large de la Floride. Voire simplement, comme il le dit lui-même, que «tout le monde me reconnaît grâce à ma moustache. Et même si elle peut paraître ridicule ou démodée, c’est OK! Elle fait partie de mon visage, depuis mes 18 ans et un voyage sac au dos à travers l’Europe, dont la Suisse. Mon épouse ne veut plus me voir sans.»
Indéniablement, ses bacchantes ont aidé Chris Hadfield à devenir célèbre sur la Terre et dans l’espace lorsque, en 2013, «flottant» à bord de l’ISS, il a enregistré une reprise de la chanson de David Bowie «Space Oddity» (qu’on peut traduire par «singularité spatiale»). Ovation mondiale sur les réseaux sociaux, dont l’astronaute devenu star est très friand. Sursollicité depuis, il était de passage fin avril à Genève en tant que juré du Prix Rolex à l’esprit d’entreprise, et pour évoquer son épopée spatiale autour d’un petit-déjeuner.
Comment en êtes-vous venu à reprendre ce titre, «Space Oddity»?
Dans ma famille, tout le monde fait de la musique. Moi aussi, depuis longtemps. Et il y a une guitare dans l’ISS, sur proposition des psychiatres de la NASA. J’ai joué presque tous les jours. Dès que l’on a appris qu’il y avait dans l’espace un musicien qui faisait des enregistrements, l’on m’a suggéré de jouer cette chanson. Je ne connaissais alors pas l’œuvre de David Bowie. Chanter est difficile dans l’espace, car vos sinus restent bouchés sans gravité; c’est comme si vous deviez chanter après vous être mis la tête à l’envers pendant trois heures. La qualité de ma voix m’a surpris, elle semblait «hantée». Comme si ces mots écrits il y a 40 ans voulaient vraiment dire quelque chose de spécial. Je me suis ensuite filmé. Mon fils a édité la vidéo, puis l’a diffusée sur Internet.
Et près de 32 millions de personnes l’ont visionnée…
Je ne m’y attendais pas. Par chance, même Bowie m’a dit que c’était la reprise la plus poignante qu’il ait jamais entendue. Il m’a donné la permission de l’utiliser. L’écho fut stupéfiant. Je ne suis ni le meilleur ni le pire musicien du monde. Mais cela s’explique par le fait que cette chanson décrit avec beaucoup de clairvoyance comment sera la vie dans l’espace, loin de la Terre. Cette ballade est emblématique pour beaucoup de gens, qui se sont sentis plus concernés par les vols spatiaux après l’avoir écoutée. Et les images qui l’accompagnent et la rendent aujourd’hui moderne et réelle en ont fait un objet de fascination pour certains.
Quand vous l’avez réalisé, pensiez-vous que, peu après, ce clip servirait pour la plus triste des raisons: honorer la mémoire de David Bowie, décédé en janvier 2016?
Tout ce que l’on fait dans la vie doit l’être avant tout pour une raison personnelle. Il faut surtout aimer et croire en ce que l’on fait, sans imaginer les réactions d’autrui. Mais le fait de savoir que cette version du hit de Bowie a permis naguère de mettre un sourire sur son visage, et a fait découvrir cet artiste à d’autres gens, est aujourd’hui un sentiment précieux.
Depuis lors, et grâce à la force des réseaux sociaux où des millions d’internautes vous suivent, vous êtes devenu une star, même «l’astronaute le plus célèbre après Neil Armstrong» selon certains. Que cela signifie-t-il pour vous?
Cela dépend des raisons pour lesquelles on est célèbre. En ce qui me concerne, c’est juste le résultat d’une immense quantité de travail acharné, souvent loin de la maison, à tenter de devenir ce que je souhaitais depuis l’âge de 9 ans, lorsque j’ai regardé à la télévision l’alunissage d’Apollo 11. Ensuite, j’estime qu’il faut essayer de partager les choses rares que l’on a la chance de vivre, surtout lorsque l’on occupe une position publique comme celle d’astronaute. L’ISS étant équipée d’Internet, c’est ce que j’ai fait. Personnellement, cela ne m’affecte pas beaucoup: cela signifie simplement que des milliers de gens savent un peu plus de choses sur moi lorsque l’on se rencontre. Je suis le plus heureux lorsque des gens m’accostent pour me dire à quel point mon activité les a rendus fiers d’être Canadiens.
Qu’avez-vous tenté de transmettre au sujet de l’espace?
Je voulais que les gens puissent regarder au-delà de leur horizon habituel, qu’ils se disent qu’ils peuvent sans cesse prendre des décisions importantes pour leur vie, en fonction des opportunités qui existent pour eux. De la même manière que moi, j’ai la chance très rare d’aller dans l’espace. Mais comment transmettre cela, à des enfants de 8 ans par exemple? Tenter de leur expliquer la physique spatiale est important, mais insuffisant. Il faut avant tout montrer des choses qui les relient à leur quotidien. C’est pour cela que je me suis filmé dans des situations a priori banales: me brossant les dents en apesanteur, me rasant, buvant, mangeant des cacahuètes… Quand j’ai ouvert la boîte, elles bougeaient comme si c’étaient des insectes. La première fois, j’ai moimême eu un sursaut et j’ai d’abord refermé la boîte. Puis je me suis dit que ce qui me surprenait, me faisait rire, devait avoir le même effet sur Terre, en plus de transmettre un message sur ce que les astronautes font les 99% du temps, à savoir des expériences à bord de l’ISS. En quelques minutes, j’ai fait l’une de mes premières vidéos. J’espère que relier ainsi les gens à leur sphère de familiarité, mais depuis l’espace, les a incités à se dire que, comme moi, ils sont capables de choses extraordinaires.
Si vous ne deviez retenir qu’un moment de vos 144 jours à bord de l’ISS?
Les sorties extravéhiculaires: la théorie se transpose à un niveau totalement personnel et humain. Lors de ces activités, tous les gestes à faire sont minutés. Il n’y a pas beaucoup de temps pour la réflexion, on passe d’une tâche à l’autre. Mais parfois, l’on doit attendre durant quelques minutes. Cela m’est arrivé alors que je m’occupais d’antennes pour lesquelles des vis manquaient. Le centre de contrôle à Houston m’a dit de patienter. C’est si rare que j’en ai vraiment profité. A ce moment, je me tenais à l’ISS par un morceau de tissu gros comme cette serviette de table (qu’il montre). J’ai regardé la Terre, qui ressemblait à une planète comme une autre, et je me suis dit que mon seul lien avec l’humanité et toute son histoire était ce simple et fragile bout de tissu auquel j’étais agrippé. Brièvement, je l’ai lâché. Juste pour sentir ce que cela voulait dire d’être totalement seul dans l’Univers. C’était comme un pas de bébé – car c’est certain, l’homme va aller plus loin, l’on commence seulement à apprendre comment.
Vous parlez avec beaucoup d’enthousiasme. Le public, lui, en montre aujourd’hui moins envers la conquête spatiale que lors de la course à la Lune. Pourquoi? Les astronautes font-ils encore rêver?
Lorsque l’on regarde dans le miroir du temps, tout semble toujours différent de ce que fut la réalité. Avant même qu’Apollo 11 ne se pose sur la Lune, les alunissages suivants commençaient à être annulés! Dire qu’il y avait un enthousiasme plus marqué jadis est donc inexact. Pourquoi cela? Parce que toutes les actions n’induisent pas le même degré d’excitation, surtout celles, complexes, qui s’inscrivent dans le temps long. Bien sûr, du point de vue de la communication, l’on souhaiterait qu’il y ait un «premier alunissage» chaque année. Mais il n’y en a qu’un seul dans l’histoire… Ensuite, le but est d’explorer l’Univers, pas de divertir les gens. En 1969, l’on a tout arrêté dès que Neil Armstrong a posé le pied sur la Lune, car l’objectif avait été atteint. Les répercussions ont été énormes, dans le mauvais sens, tant l’on aurait pu mieux tirer profit de ces missions révolutionnaires. Aujourd’hui, ce qu’on fait est beaucoup plus sensé: il y a une présence permanente dans l’espace depuis 2000. Cette année-là, l’homme a quitté la Terre en tant qu’espèce. Parfois, cette activité est distrayante, mais la plupart du temps non. L’on n’attend pas forcément des laboratoires, sur l’ISS ou ailleurs, qu’ils passionnent les foules.
Toutefois, l’enthousiasme populaire sert souvent de levier pour justifier le financement public… Aux Etats-Unis par exemple, de fortes discussions menacent le budget du spatial.
Ces discussions ont toujours eu lieu; et il est juste aussi de ne pas surdoter le secteur spatial. Mais attention, la perception de l’intérêt change avec l’âge. Les enfants de jadis qui étaient fascinés par la conquête spatiale ont grandi et changé de perspective. Parfois, ils projettent leur vision d’adulte désabusé sur les centres d’intérêt des enfants d’aujourd’hui, croyant que l’espace les laisse blasés. Mais moi qui donne des centaines de conférences dans les écoles, je vous assure que cette flamme est encore là. D’ailleurs, notez ce que l’homme a découvert récemment: de l’eau ruisselante sur Mars, des geysers sur les lunes de Saturne qui alimentent ses anneaux, des exoplanètes. Et deux sociétés, Boeing et SpaceX, vont à nouveau emmener des Américains dans l’espace dès 2017. Souligner le manque d’enthousiasme populaire pour l’espace est un faux procès.
Le fait que l’espace ne soit pas accessible à tout un chacun dessert-il ce secteur?
Il n’y a pas que les vols spatiaux habités qui permettent de partager l’attrait de l’exploration spatiale. Prenez le GPS et les prévisions météo par satellite, qui sont autant d’applications spatiales. Cela dit, à ceux qui critiquent le fait que l’accès à l’espace n’est réservé qu’à un petit nombre [seuls 547 humains sont allés dans l’espace à ce jour, ndlr], je réponds qu’ils peuvent se lancer: l’Agence spatiale européenne (ESA) va bientôt recruter. Et la NASA vient de recevoir près de 18 000 candidatures, un record! Or il ne faut pas oublier que devenir astronaute implique beaucoup d’abnégation et de sacrifices. C’est comme si, alors que les pionniers commençaient à traverser les océans en avion au début du XXe siècle, n’importe qui avait exigé de pouvoir aussi monter à bord. Parfois, les développements technologiques prennent du temps. Et ce n’est pas parce que l’on vous refuse le privilège de voler dans l’espace qu’il faut délaisser ce secteur. Regardez Elon Musk: ce que le patron de la société SpaceX est parvenu à faire – récupérer des parties de fusées pour abaisser le coût des lancements et en faire une expérience plus largement partagée – est phénoménal. Tous les moyens de transport inédits ont d’abord été risqués et réservés aux riches, avant d’être démocratisés.
Que pensez-vous de projets très médiatisés comme Mars One, qui veut envoyer des humains en aller simple vers la planète rouge?
Il ne s’agit pas d’un projet, mais d’une simple expérience de pensée de deux gars aux Pays-Bas, qui n’ont ni véhicule spatial, ni argent, ni technologie. Ce n’est pas crédible. Et même négatif, car cela crée de fausses attentes. Tandis que sur l’ISS, nous sommes en train d’inventer les technologies qui nous permettront un jour d’aller sur Mars. Cela prendra des années, c’est immensément difficile.
L’on sait par exemple que l’ISS ne pourra pas durer éternellement. Où mettriez-vous les priorités de la conquête spatiale?
Les Etats-Unis et la Russie ont accepté de financer l’ISS jusqu’en 2024, peut-être 2028. L’Europe ne leur a pas encore emboîté le pas, c’est vrai, mais elle ne dirige pas non plus ce «bateau». Que faire ensuite? On aimerait aller vers un autre système planétaire, mais la technologie nécessaire n’existe pas. Ni même pour rejoindre Mars. Historiquement, l’homme a toujours voulu explorer son environnement, envoyer des éclaireurs, puis s’installer sur de nouveaux territoires. Il n’y a rien de magique dans l’exploration spatiale, c’est juste de l’exploration. A travers ce prisme, l’étape qui saute aux yeux maintenant est donc la Lune. Etats-Unis, Europe, Russie, Chine, Inde, Japon: toutes les grandes nations spatiales ont dit vouloir y aller. J’espère que cela se fera dans une large collaboration. Ce sera long et ardu. Car l’on doit se permettre de faire des erreurs. A nouveau, Elon Musk est exemplaire en ce sens, il s’est autorisé de multiples échecs pour finalement réussir à avancer. Il s’agit donc de mettre en place un programme lunaire qui puisse faillir plusieurs fois, mais sans faire de morts.
Justement, une des manières d’éviter les pertes humaines est de miser uniquement sur les robots, comme le préconisent certains…
C’est une question spécieuse et vide. Les robots n’ont pas d’avis! Prenez la Grande Muraille de Chine: on peut tout savoir sur cet ouvrage grâce à Internet, et obtenir bien plus d’informations qu’en allant le voir sur place. Malgré cela, des milliers de gens font chaque année le voyage, car ce qui leur importe, c’est leur expérience personnelle; tout le reste n’est que des données. Pourquoi cela ne devrait-il pas s’appliquer à l’espace? Les robots nous aideront, comme toute invention humaine depuis la nuit des temps, à assouvir nos aspirations. Ce ne sera jamais l’un ou l’autre.
L’espace s’est refermé pour vous, qui avez annoncé votre retraite en tant qu’astronaute en 2013. Avez-vous encore des rêves inassouvis? Quels sont vos défis aujourd’hui?
J’ai servi pendant 21 ans comme astronaute, plus que la très grande majorité de mes homologues. J’ai fait tout ce que je voulais. Avec ma femme, nous nous sommes arrêtés, et nous avons fait une liste des choses que nous souhaitions encore accomplir. De mon côté, j’enseigne à l’université, j’écris des livres pour enfants, je vais participer à des shows télévisuels expliquant la science, et je prends part à des jurys comme celui du Prix Rolex à l’esprit d’entreprise. A chaque fois, je pourrais simplement raconter la beauté de la Terre telle que je l’ai vue. Mais je m’attache aussi à partager ce que l’expérience de ma carrière dans l’espace a subtilement changé en moi, afin d’aider les autres à développer leurs idées. A Genève, dans ce jury, j’ai pu le faire avec des dizaines de candidats qui ont des projets souvent aussi simples qu’époustouflants dans les domaines culturel, scientifique ou écologique, pour améliorer les conditions de vie sur la Terre. Et à cette aune, je suis infiniment positif quant à notre avenir.
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