Nicola Spaldin reçoit ce jeudi 7 novembre le Prix Marcel Benoist, considéré comme le "Nobel suisse" | Fondation Marcel Benoist
HEIDI.NEWS || Depuis 1920, année de la création du Prix Marcel Benoist, Nicola Spaldin n’est que la deuxième femme à se voir récompensée par cette distinction parfois aussi appelée «Nobel suisse», puisque dix de ses lauréats ont ensuite reçu la récompense scientifique suprême. Elle reçoit son prix ce 7 novembre à Berne des mains du Conseiller fédéral Guy Parmelin, président de la fondation éponyme.
Professeure en théorie des matériaux à l’ETH de Zurich, cette Anglaise, diplômée de l’Université de Cambridge et qui a poursuivi l’essentiel de sa carrière scientifique aux Etats-Unis, s’est installée en Suisse en 2011. Dans cet interview, elle évoque son domaine de recherche annoncé comme révolutionnaire pour l’électronique de demain, mais aussi la place des femmes dans la science ou l’importance du maintien des liens scientifiques avec l’Union européenne.
Heidi.news: Vous êtes à la pointe d’un domaine de recherche très particulier, celui des matériaux multiferroïques. De quoi s’agit-il?
Nicola Spaldin : Il s’agit d’une nouvelle classe de matériaux qui combinent des propriétés ferromagnétiques aussi bien que ferroélectriques. Les matériaux ferromagnétiques ont des pôles magnétiques «Nord» et «Sud», comme une boussole, tandis que les matériaux ferroélectriques sont composés de charges électriques positives et négatives. Autrement dit, ces matériaux multiferroïques peuvent être sensible à la fois à des champs magnétiques et à des champs électriques. Or il faut savoir que ces deux propriétés sont très rarement présentes ensemble. De plus, ces matériaux sont d’autant plus intéressants qu’en plus d’avoir ces deux propriétés, ils les couplent. Cela veut dire qu’on peut contrôler des propriétés électriques avec des champs magnétiques, et des propriétés magnétiques avec des champs électriques. Ce qui, à nouveau, est très peu ordinaire.
L’idée de l’existence de tels matériaux n’est pas nouvelle – elle date du milieu du XXe siècle. Quelle a été votre contribution décisive?
Nous n’étions pas les premiers à aborder cette idée intéressante. Certains matériaux multiferroïques ont existé par le passé – l’un des groupes de recherches pionnier était d’ailleurs mené par le professeur Hans Schmid à l’Université de Genève. Mais durant les dernières décennies, nous avons pu profiter de meilleurs instruments de laboratoire pour fabriquer de tels matériaux, avec des méthodes de cristallisation de couches d’atomes successives. Nous avons aussi pu exploiter de meilleurs outils informatiques pour théoriser ces matériaux et les simuler virtuellement, afin de mieux comprendre la physique qui se cache derrière cette extraordinaire double sensibilité ferromagnétique et ferroélectrique.
Ce caractère se traduit-il par des applications inédites?
Deux directions, complémentaires, sont explorées. La première est d’utiliser des champs électriques pour contrôler le magnétisme, plutôt que d’utiliser des champs magnétiques, comme dans les technologies actuel de stockage et d’exploitation d’informations implémentées dans tous nos appareils informatiques. Or pour générer un champ magnétique, il faut faire passer un courant électrique dans une bobine, et cela consomme beaucoup d’énergie. Mais pour générer un champ électrique, il faut un dispositif beaucoup plus simple et une infime quantité d’électricité. Parvenir à contrôler des éléments de mémoires magnétiques avec simplement des champs électriques permettrait ainsi de réduire massivement la consommation d’énergie nécessaire dans les appareils électroniques.
L’autre champ de recherche – qui me passionne beaucoup – est le contrôle de propriétés magnétiques par des champs électriques : cela a des retombées dans les recherches biomédicales. L’idée est de créer des nanoparticules multiferroïques, et d’y attacher des molécules médicamenteuses, et ensuite, simplement à l’aide d’un champ magnétique appliqué de manière externe, de guider ces particules sur les sites de tumeurs dans l’organisme puis de les faire vibrer, toujours à l’aide du champ magnétique, afin que soit relâchée la substance médicamenteuse.
Ces applications semblent déjà très bien cernées. Sont-elles déjà concrètes?
Des prototypes sont testés. Cela dit, mon expertise n’est pas dans ces applications, mais bien dans le design d’une palette de nouveaux matériaux de ce genre, qui seront ensuite exploités par les physiciens en ingénierie électronique ou dans des technologies médicales. Il faut bien se rendre compte à quel point nos appareils électroniques basés actuellement sur le silicium devront évoluer, simplement à cause du coût énorme en énergie nécessaire à les faire fonctionner. Que sera la technologie informatique de remplacement? La réponse n’est pas encore claire, tant plusieurs facteurs (économiques, politiques, etc.) entrent en jeu dans ces développements. Ce seront peut-être des matériaux multiferroïques. Ou des technologies quantiques.
Mais quels sont alors les écueils à franchir encore?
Ce qu’il nous manque encore, c’est un matériau qui:
On a déjà plusieurs matériaux ayant certaines de ces caractéristiques, mais pas toutes. Même si – comme dans les prototypes dont je parlais – on peut partiellement contourner le problème.
L’objectif de réduire fortement la consommation d’énergie de dispositifs électroniques à l’aide de matériaux multiferroïques colle parfaitement aux préoccupations actuelles, liées aux changements climatiques. Vos recherches et votre groupe profitent-ils de cet élan ?
Oui. La réflexion climatique tourne autour de deux préoccupations: d’abord générer (et stocker) de l’énergie avec des technologies propres, et ensuite imaginer et fabriquer des objets qui consomment beaucoup moins d’électricité. Or c’est une double dimension dont le grand public peine souvent à prendre la mesure, tant il reste simple de recharger son téléphone portable par exemple, ou de lancer une recherche sur internet, alors que cela un coût énergétique non négligeable. Il faut donc vraiment résoudre, si possible d’un coup, cette double préoccupation; c’est à la confluence de ces deux ambitions que se situent nos travaux.
En parlant de “conscientisation” du grand public aux défis technologiques, considérez-vous qu’il est plus difficile aujourd’hui, maintenant que la science est souvent remise en question par certains politiciens, de l’expliquer, de souligner ses enjeux et de montrer ce qu’elle peut apporter (à l’image des promesses de vos recherches) ?
C’est une bonne question… En Suisse pour le moins, en comparaison avec ce que j’ai pu connaître ailleurs, il y a une réelle considération pour la science, l’ingénierie et l’éducation. On le voit lors des journées portes-ouvertes et conférences à l’ETH de Zurich, toujours très fréquentées. Nous sommes ici dans une situation privilégiée, car tout cela rend notre environnement de travail extrêmement plaisant.
Justement, pourquoi êtes-vous venue en Suisse?
Cela faisait probablement un peu partie de ma crise de milieu de vie (rires). Cela dit, en Suisse, les conditions pour faire de la recherche et enseigner (ressources à dispositions, qualité des étudiants, collaborateurs talentueux) sont incomparables.
Craignez-vous que cette situation ne se dégrade avec les possibles changements dans les relations qu’entretient la Suisse avec l’Union européenne, au travers des programmes-cadre de la recherche auquel peuvent aujourd’hui participer les scientifiques de notre pays ?
Je suis convaincue que les relations internationales sont essentielles aux progrès de la science, de l’ingénierie et de la technologie. Peu importe le domaine d’activité en fait: les inputs de personnes ayant différentes formations, diverses expériences, sont cruciaux. Ces collaborations seraient plus difficiles à maintenir si la situation politique bilatérale évoluait dans un mauvais sens. En ce qui me concerne, ce ne serait pas une raison suffisante pour quitter la Suisse. Mais, si je n’y étais pas encore, j’hésiterais probablement à venir, tant il y a dans le monde d’autres centres de recherches attirant les cerveaux.
Vous n’êtes que la deuxième femme à remporter ce Prix Marcel Benoist. Par ailleurs, cette année à nouveau, aucune femme ne figure au palmarès des Prix Nobel dans les disciplines scientifiques. Qu’elle est votre appréciation de la place des femmes dans la science? Dans les carrières académiques? Comme récipiendaires de prix scientifiques?
C’est une question compliquée. Une partie de la réponse est qu’il existe une certaine perception au sein du public quant à l’apparence qu’un scientifique de renom et leader dans son domaine – qui plus un physicien – doit prendre. Et ce n’est pas quelqu’un qui est petit en taille, discret et non masculin… Ces biais d’image inconscients sont ubiquitaires, même chez les personnes qui ne se sentent pas concernées. Pour les amoindrir, la première chose à faire est de rendre les gens conscient de leur existence. De plus, de nombreuses recherches sont menées pour tenter d’extraire ces biais des processus d’évaluation, par exemple; j’ai appris que la sélection du lauréat du Prix Marcel Benoist, presque jusqu’à la fin, se fait en occultant le genre des candidats. Faut-il plus de femmes dans les comités de sélection (d’un prix, pour un poste académique)? A nouveau, les données existantes semblent montrer que c’est un facteur moins important que celui de conscientiser ces aréopages à l’existence de ces biais. Enfin, au niveau scolaire, nous – femmes scientifiques – devons faire un meilleur travail pour expliquer aux jeunes filles qui veulent changer le monde qu’elles peuvent le faire à travers la science et l’ingénierie peut-être plus facilement que par la politique et la bonne gouvernance. Car elles ne voient pas forcément d’emblée en la physique une opportunité d’avoir un impact dans la problématique des changements climatiques. De manière plus générale, en y regardant de plus près, aucun des Objectifs du développement durable posés par l’ONU ne peut être résolu sans science ou technologie.
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