Une équipe internationale de scientifiques est parvenue à reconstituer le code génétique de l’homme de Neandertal, aussi long que celui d’«Homo sapiens»! Surprise: Neandertal aurait bien eu des relations avec «Homo sapiens», si bien que 1 à 4% de l’ADN de l’homme moderne serait le sien
Front fuyant, bourrelets osseux sur les orbites oculaires, gros nez, absence de menton, corpulence trapue, poil éventuellement roux: telle est l’image que se font les paléoanthropologues de l’homme de Neandertal. L’un ou l’autre de ces traits vous rappelle quelqu’un? Peut-être pas si étonnant que cela: une équipe internationale vient de reconstruire le code génétique de cet hominidé! Et, surprise: entre 1 et 4% de son ADN pourrait avoir été transmis jusqu’aux hommes modernes! Ces travaux sont publiés aujourd’hui dans la revue Science.
Depuis sa découverte en 1856 dans la vallée de Neander, près de Düsseldorf, Homo neanderthalensis s’est bien dévoilé. Outre son aspect, les spécialistes s’accordent à dire qu’il était loin d’être idiot (il fabriquait des couteaux en pierre, utilisait le feu, chassait). De plus, il enterrait ses morts et «réalisait» des objets non utilitaires. «Ces comportements attestent qu’il avait une pensée symbolique», analyse Marylène Patou-Mathis, archéozoologue au Muséum d’histoire naturelle de Paris.
Néanmoins, le mystère n’est pas entièrement levé sur notre cousin (Homo neanderthalensis et Homo sapiens, donc l’homme moderne, auraient eu un ancêtre commun il y a environ 600 000 ans). A quoi est due sa disparition, il y 25 000 ans? A une épidémie ou à un abrupt changement (climatique?) dans son environnement? Ou à une lutte à mort avec H. sapiens? De plus, les deux espèces se sont-elles interfécondées? Les bribes de squelettes trouvées sur environ 80 sites fournissent des éléments de réponse. Mais les anthropologues se tournent vers une autre source d’informations: le patrimoine génétique légué par ces hominidés à travers les âges.
Au Max Planck Institut de Leipzig, le généticien Svante Pääbo est un pionnier dans l’analyse d’ADN ancien. Il s’est penché sur trois pièces de squelettes retrouvés en Croatie, où l’hominidé a vécu il y 38 000 ans. Puis en a extrait 500 milligrammes d’os contenant des fragments d’ADN lovés dans le noyau des cellules osseuses. Grâce à deux techniques pointues, l’équipe a séquencé, bribe par bribe, 60% du génome d’H. neanderthalensis, formé de 3,2 milliards de «lettres biologiques» (ou bases, de quatre types: A, C, T et G).
L’affaire ne fut pas simple: «Quelque 97% de l’ADN des échantillons provenait des bactéries et micro-organismes qui ont colonisé le cadavre de l’hominidé après sa mort», dit Svante Pääbo. Qui plus est, en manipulant ses ossements, les scientifiques ont pu y déposer leur propre ADN. Mais là aussi, ils ont mis au point des méthodes permettant d’exclure toute contamination. Ne «restait» plus qu’à comparer, à l’aide d’outils informatiques, ce génome avec celui de cinq humains actuels provenant du sud et de l’ouest de l’Afrique, de Papouasie, de Chine et de France. «Tous ces travaux, menés scrupuleusement, sont fiables, commente Christoph Zollikofer, anthropologue à l’Université de Zurich. Car il est possible, en traquant des marqueurs biochimiques, de bien repérer un ADN ancien. C’est comme de distinguer un écrit du XVIIe siècle d’un texte contemporain…»
Les scientifiques ont donc découvert que, contrairement à l’hypothèse souvent admise, H. sapiens et néandertaliens avaient bel et bien eu des rapports sexuels, puisque «ceux d’entre nous qui vivent hors d’Afrique portent en eux un peu d’ADN néandertalien», résume Svante Pääbo. Pourquoi cette précision géographique? Il apparaît en effet que les trois humains modernes ne provenant pas d’Afrique sont, très légèrement, les plus proches génétiquement de Neandertal. Svante Pääbo a une explication: «Les néandertaliens se sont probablement métissés avec des ancêtres de l’homme moderne juste avant que ceux-ci ne se scindent en différents groupes pour essaimer en Europe et Asie.» Un épisode qui pourrait avoir eu lieu au Moyen-Orient, il y a 80 000 à 60 000 ans.
«Cette preuve du métissage est fascinante», s’enthousiasme Christoph Zollikofer. André Langaney, généticien à l’Université de Genève, y souscrit, mais ajoute un bémol, lié aux statistiques: «Avant de faire la distinction entre Africains et non-Africains dans leurs relations avec Neandertal, il s’agirait d’augmenter le nombre d’humains analysés.» «Et y inclure des représentants de l’Afrique de l’Est», berceau de l’humanité, reprend au vol Laurent Excoffier. Le généticien de l’évolution de l’Université de Berne relève que cette légère discrépance observée entre Africains et non-Africains peut être issue de la conservation, dans ces groupes, de gènes encore bien plus ancestraux, et non du métissage avec Neandertal. «L’équipe de Pääbo n’exclut d’ailleurs pas cette autre possibilité dans son article», dit-il.
L’autre intérêt de ces travaux est de «pouvoir identifier dans le génome de Neandertal des variations qui lui sont propres, et ne se retrouvent pas dans celui d’H. sapiens», et l’inverse, poursuit Ed Green, professeur d’ingénierie biomoléculaire à l’Université de Californie à Santa Cruz, et premier auteur de l’étude. Autrement dit, l’idée est de cibler les infimes détails génétiques qui permettent de définir ce qui nous rend, humains de 2010, si uniques.
Chez les cinq personnes analysées, les chercheurs ont trouvé 212 régions du génome qui n’apparaissent pas chez Neandertal. Des gènes qui affectent le développement cognitif, le métabolisme énergétique ou le développement du squelette. «La possibilité de chercher des traces d’une sélection positive [de l’homme d’aujourd’hui] est probablement l’aspect le plus fascinant du projet», juge Svante Pääbo.
A ce sujet, les experts sont circonspects. «Les interprétations des scientifiques liées à la présence ou à l’absence de certains gènes sont très spéculatives, voire parfois erronées, regrette Christoph Zollikofer. Cela peut s’expliquer par le fait que ces chercheurs sont avant tout des généticiens, pas des anthropologues. Cela dit, il y a des chances qu’on en apprenne plus dans la décennie à venir.» André Langaney va même plus loin: «Je ne crois pas à une sélection positive qui aurait fait se différencier Neandertal et sapiens, car les deux avaient jadis probablement le même potentiel évolutif. Je penche plutôt pour un événement historique (épidémie? glaciation?), qui a causé la fin des néandertaliens. Il ne faut pas oublier qu’ils étaient très peu nombreux, quelques milliers sur le continent.»
La reconstitution du génome de Neandertal ouvre enfin une porte fantasmagorique: celle de pouvoir cloner cet hominidé, en insérant son ADN reconstruit dans un ovule fécondé d’aujourd’hui. Pour l’heure, l’idée reste une utopie: on ne dispose pas encore d’une séquence complète dudit génome en bon état. «Et même: il faudrait insérer et rendre fonctionnel cet ADN refabriqué dans une cellule vivante. On tente maintenant de le faire avec une bactérie. Mais c’est extrêmement plus simple qu’avec une cellule humaine…» conclut André Langaney