Après le boson de Higgs, les chercheurs traquent la mystérieuse «matière sombre». Ils utilisent le LHC et dans l’espace le spectromètre AMS, dont les résultats ont été présentés hier
Après la lumière toute faite sur la nouvelle particule découverte au CERN le 4 juillet – qui ressemble furieusement au mythique boson de Higgs –, place à une traque plus obscure: c’est sur la piste de la «matière sombre» que le laboratoire de physique situé près de Genève poursuit sur sa lancée, grâce à son accélérateur LHC mais aussi à AMS, son spectromètre installé en mai 2011 sur la Station spatiale internationale (ISS). Ses premiers résultats ont été divulgués mercredi en présence de l’équipage de la navette Endeavour qui l’a emmené en orbite. L’objectif de cette course, sur laquelle se greffent d’autres expériences, est d’identifier la nature de cette énigmatique entité qui emplit un quart de l’Univers.
C’est en 1933 que Fritz Zwicky remarque que quelque chose cloche dans le ciel. Tentant d’estimer la masse de l’amas de galaxies de la Chevelure de Bérénice, l’astronome suisse observe que celles-ci tournent trop vite autour du centre de l’amas, et devraient en être éjectées comme un enfant d’un carrousel survolté. A moins que – postule-t-il – se cache dans l’amas une matière additionnelle, lourde et stable, susceptible de retenir par la force de gravité ces galaxies «centrifugueuses». Le concept de matière sombre était né. Restait à en trouver la composition.
Très tôt, plusieurs explications impliquant les ingrédients bigarrés de la matière connue (dont les neutrinos) sont avancées. Sans succès. A l’évidence, la matière sombre, qui forme 22% de l’Univers – cinq fois plus que la matière visible de toutes les galaxies –, est composée d’«autre chose», d’une nature inconnue.
Des candidats à la mode sont les WIMPs, acronyme anglais pour «particules massives interagissant faiblement» avec la matière ordinaire. Ces corpuscules pèseraient en effet 10 à 10 000 fois plus que le proton. Si notre galaxie baigne dans un halo de matière sombre, repérer ces WIMPs devrait être possible avec des détecteurs assez perfectionnés. Diverses équipes ont ainsi construit une batterie d’instruments (Xenon et DAMA en Italie, CoGeNT et CDMS aux Etats-Unis, Picasso au Canada, Zeplin en Angleterre, Edelweiss en France), chacun comportant un cristal extrêmement sensible à toute intrusion corpusculaire inédite.
Les scientifiques savent toutefois que leur tâche est ardue: d’une part, ils estiment à une par an le nombre d’interactions possibles de WIMPs avec leurs cristaux, d’autre part, le «bruit de fond» dû aux rayons cosmiques et aux désintégrations radioactives naturelles complique la situation; jusque-là, ces expériences ont fourni des résultats contradictoires. Un échec? «Au contraire, grâce au perfectionnement des détecteurs, les physiciens ont réduit la plage des recherches, dit le professeur lyonnais Jules Gascon, membre de l’équipe d’Edelweiss, dans le magazine La Recherche. La future génération d’instruments permettra de la resserrer encore.»
Peut-être le problème est-il ailleurs? Ne cherche-t-on pas au bon endroit? Selon les recherches de l’Observatoire européen austral (ESO), la matière sombre ne serait pas répartie sphériquement dans notre galaxie, comme le postulent certains modèles. Elle y serait même en si faible quantité qu’elle en deviendrait impossible à repérer dans un rayon de 13 000 années-lumière autour du Soleil… D’après des chercheurs de l’Université du Michigan, ensuite, écrivant dans la revue Nature du 12 juillet, cette mystérieuse entité se cache dans des filaments reliant des amas de galaxies. Pour l’affirmer, ces astrophysiciens en ont étudié deux, nommés Abell 222 et 223, situés à… 2,4 milliards d’années-lumière de la Terre.
D’autres scientifiques préfèrent dès lors traquer les WIMPs de façon indirecte, en cherchant des indices de leur existence. Lors du Big-Bang, ces élusives bribes, au même titre que toutes les autres particules de matière, ont été créées en même temps que leur double d’antimatière: avec l’électron est né le positron, avec le proton l’antiproton, et, de même, avec chaque WIMP est apparue une anti-WIMP, tout aussi invisible. Or, lorsqu’ils se rencontrent, ces deux derniers corpuscules s’annihilent, générant des particules, cette fois bien tangibles, de matière et d’antimatière. Ce sont elles que traquent les physiciens du spectromètre AMS, construit au CERN et en partie à l’Université de Genève, et installé sur l’ISS. «On tente par exemple de découvrir s’il existe des sources anormales de positrons dans l’Univers», dit le physicien genevois Martin Pohl.
«Aujourd’hui, l’instrument fonctionne parfaitement. Il a déjà détecté plus de 18 milliards de particules», indique Samuel Ting, Prix Nobel de physique au MIT de Boston et cheville ouvrière du projet. Avec quelles significations? «Il est trop tôt pour le dire, répond Martin Pohl. Tout au plus remarque-t-on que le nombre de positrons augmente avec leur énergie. Si, dans ce spectre de mesures, apparaît un seuil au-delà duquel cette énergie n’augmente plus, cela indiquerait que ces positrons pourraient être les produits d’annihilations ou de désintégrations des WIMPs, trahissant l’existence de la matière sombre!» A suivre, dans les années à venir.
Pendant ce temps, au CERN, on ne se contente pas d’observer les furtives traces de la matière sombre, on essaie d’en recréer des particules, à l’aide de l’accélérateur LHC! Et les physiciens sont d’autant plus motivés depuis qu’ils ont mis la main sur le boson de Higgs. «Cette particule est la clé de voûte du modèle standard, théorie la plus complète à ce jour pour décrire l’Univers, dit Rolf-Dieter Heuer, directeur du CERN. Durant les prochains mois, nous allons étudier ses caractéristiques en détail. Or, si celles-ci ne collent pas parfaitement aux prédictions, cela signifie qu’il pourrait exister une théorie plus générale encore, qui pourrait inclure la matière sombre.»
Cette théorie a un nom: la supersymétrie, ou SUSY pour les intimes. Elle postule que chaque particule possède une particule miroir, mais qui serait beaucoup plus massive; à l’électron correspondrait par exemple le lourdaud «sélectron». Et ce sont ces superparticules (d’où le «s» de sélectron) qui pourraient composer la matière sombre. Mais pour l’heure, aucune n’a été observée, probablement faute d’avoir des instruments assez puissants pour les créer, pensent les physiciens.
«Nous savons aussi, poursuit Rolf-Dieter Heuer, que les superparticules se désintègrent rapidement en superparticules moins lourdes et en particules que l’on peut détecter afin de reconstituer cette cascade», comme des matriochkas qui s’emboîtent les unes dans les autres. «Or l’ultime de ces superparticules imbriquées ne peut se désintégrer, elle reste stable, et peut ainsi être aperçue.» L’a-t-elle été? «Pas jusque-là, mais peut-être n’avons nous pas assez bien regardé nos données…»
Et si ce n’est pas pour tout de suite, les chances seront meilleures en 2015. Dès la fin 2012, le LHC sera arrêté pendant deux ans, pour subir des améliorations. Mais après, les physiciens espèrent le faire fonctionner avec une énergie deux fois plus grande qu’aujourd’hui, générant ainsi des particules de masse sans cesse plus grande. Autant dire que les constituants de la matière sombre, s’ils existent, devront très bien se cacher… «Il faudra de la patience, prévient Rolf-Dieter Heuer, mais il est indubitable qu’avec le LHC et AMS, la traque à la mystérieuse matière sombre est l’un des grands défis scientifiques actuels.»