LE TEMPS || Des géographes de l’Université de Berne participent à une expédition qui met au jour, dans la savane bolivienne, des structures de terrain construites par une civilisation disparue. De quoi chambouler l’histoire précolombienne du continent sud-américain!
C’est le rêve de tout passionné de civilisations anciennes, de peuplades perdues et de cités évanouies: avoir vent de l’existence d’un possible Eldorado disparu, et partir à sa recherche. Des géographes de l’Université de Berne ont cette chance; ils participent à une vaste expédition archéologique qui pourrait bouleverser l’histoire précolombienne, avec toutefois les moyens technologiques les plus affûtés plutôt qu’un seul fouet et un calepin défraîchi comme Indiana Jones. Son succès: la mise au jour de traces d’une civilisation inconnue dans des lieux jadis délaissés par les archéologues, les basses plaines situées en bordure de la forêt amazonienne, sur la frontière entre la Bolivie et le Brésil.
«A la saison des pluies, ces zones très sèches sont inondées durant plusieurs mois. D’une part parce que les rivières débordent. De l’autre parce que le sol, déjà pauvre en nutriments, contient en plus de l’argile qui empêche l’eau de pluie de s’infiltrer. Il s’agit de la plus vaste savane inondable au monde, dit le géographe Umberto Lombardo. Une agriculture ne pouvant durablement y être établie, l’on a longtemps cru que ces régions ne pouvaient pas héberger des civilisations socioculturelles complexes.» Seuls quelques groupes de chasseurs et cueilleurs nomades auraient pu arpenter ces étendues, leurs campements restant confinés aux rives des rivières, où le sol est plus fertile et les ressources halieutiques disponibles. Ceci jusqu’à l’arrivée des conquistadors, à la fin du XVe siècle, qui se sont installés sur le continent.
Or depuis les années 1980, des découvertes ont conduit les scientifiques à revenir sur leurs idées préconçues. Depuis les airs, d’étranges structures (géoglyphes) rectilignes et polygonales ont été petit à petit repérées. Des routes? Des canaux? Des murs de défense? Quasi certainement des constructions d’origine humaine, dont la présence a pu être confirmée à l’aide du logiciel GoogleEarth et d’images satellitaires.
Et puis, aussi, toutes ces plates collines appelées lomas, plus ou moins vastes, parfois recouvertes de forêt, qui restent émergées lors des inondations: leur existence et leur disposition sont-elles dues au hasard? «Il y a beaucoup de spéculations, de théories sur cette civilisation qui a dû exister entre 400 et 1400 après J.-C., mais rien de concret», dit Heinz Veit, le responsable de ce projet cofinancé par le Fonds national suisse.
Pour combler ces lacunes, Umberto Lombardo s’est lancé dans une cartographie systématique des Llanos des Moxos, une des régions où auraient vécu ces peuplades précolombiennes, qui couvre 130 000 km2 en Bolivie. Sur 4500 km2, il en a relevé toutes les structures (957 km de canaux ou routes), les lomas (113), et ce qu’il appelle les «îles-forêt» (273), soit ces monticules d’au plus 1,5 m de haut pour quelques dizaines de mètres de diamètre, recouverts d’arbres. Avec ce travail, qui vient d’être publié dans le Journal of Archeological Science, «c’est la première fois que l’on peut étudier dans son entier l’organisation de ce paysage travaillé par l’homme», dit-il. Et force est de constater qu’il est plus complexe qu’attendu…
«Tout est connecté, reprend Umberto Lombardo. Les canaux menant aux réservoirs, et qui rendaient possible la navigation; les systèmes de drainage permettant une forme d’agriculture efficace lors de la saison des pluies. Avec les routes, cela forme un réseau de communication qui devait être utilisable toute l’année. De manière générale, le fait que plusieurs groupes d’îles-forêt sont distribués selon des schémas géométriques liés aux lomas suggère que tout faisait partie d’une vaste structure bien planifiée.»
Mais quelle était la fonction de ces divers éléments? «Des gens vivaient sur les îles-forêt, puisqu’on y a retrouvé des bribes de céramique, mais aussi de la Terra preta », ce fameux sol d’une grande fertilité, due à des concentrations élevées en charbon de bois, matière organique et nutriments déposés par l’homme. «Il s’agissait peut-être de camps temporaires. On ne sait pas si ces îles-forêt ont été construites spécifiquement, ou si elles se sont formées naturellement à travers l’accumulation des dépôts (terre, végétaux, déchets) apportés par leurs habitants.»
Quant aux lomas, leur superficie et leur hauteur impressionnent: elles sont en moyenne aussi vastes que 10 terrains de football, et leur faîte pyramidal peut culminer à une vingtaine de mètres, tandis que le reste se trouve à 3 ou 4 mètres au-dessus de la savane, explique Umberto Lombardo. «Les construire à la main a dû prendre des dizaines, voire des centaines d’années, car ces peuples ne possédaient ni machine – la roue leur était inconnue – ni bête de somme!» Leur disposition a aussi été stratégiquement pensée: «Elles sont placées de telle manière à permettre un accès aisé aux divers environnements (savane, forêt et rivières) et à leurs ressources.»
Extrêmement peu de traces de vie quotidienne y ont été retrouvées. Par contre, l’équipe de l’archéologue allemand Heiko Prümers, qui cosigne l’article paru dans le Journal of Archeological Science, a effectué des fouilles sur deux lomas, et découvert des ossements ainsi que des fragments de poteries. Ce qui fait dire à Heinz Veit que ces «collines», outre l’avantage de servir de promontoire pour observer la savane, avaient probablement une fonction «politique» ou rituelle. «Nous sommes donc en présence d’une ou de civilisations caractérisées par une structure hiérarchique, ainsi que des croyances religieuses, mais aucune culture écrite, résume le professeur. Il est difficile à ce stade d’en dire plus, ou de faire des comparaisons avec les autres civilisations précolombiennes, comme les Incas ou les Mayas.»
«Ce travail est extrêmement intéressant, commente Denise Schaan, de l’Université du Para à Belem (Brésil), qui a découvert de nombreux géoglyphes à l’aide de GoogleEarth. Colin McEwan, responsable de la section «Amériques» au British Museum, y voit même l’aube d’une révolution dans l’histoire sud-américaine: «La force de cette étude réside dans le fait que, en plus du recensement systématique sur la base d’images aériennes ou satellitaires, les chercheurs sont allés confirmer leurs observations sur le terrain. C’est crucial. Le résultat montre que nous avons affaire à une adaptation créative et réussie d’une civilisation sociale complexe à des zones de forêts tropicales, et ceci aussi loin des rivières. Ce qu’on pensait illusoire.»
Reste la question de la disparition de ces peuplades. Umberto Lombardo et Heinz Veit ont leur idée: «Les maladies apportées par les conquistadors se sont répandues sur le continent bien plus vite que ces derniers. Elles ont probablement décimé une grande partie de ces civilisations. Et leurs lieux de vie ont alors eu tôt fait d’être recouverts par la végétation.»