Après 20 ans de labeur, les chercheurs du Blue Brain Project de l’EPFL ont réussi à reconstruire une bribe du néocortex d’un rat
«Ils ont fourni ce qu’ils promettaient!», s’enthousiasme Patrick Aebischer, président de l’EPFL. La raison de tant de satisfaction? Aujourd’hui, 82 chercheurs du Blue Brain Project (BBP), pan du vaste Human Brain Project européen (HBP), livrent leur reconstruction numérique d’une bribe de cerveau de rat. Des résultats, attendus par beaucoup, détaillés dans un article de 37 pages publié dans Cell, l’une des plus prestigieuses revues au monde. Des avancées, surtout, qui permettent de simuler le fonctionnement du cerveau et peut-être de mieux comprendre cet organe encore bien mystérieux. «C’est le fruit de 20 ans de travail», se réjouit Henry Markram, l’initiateur de ces recherches qui incluent une large palette de travaux en biologie, neurosciences et informatique, et qui ouvrent des champs d’exploration à divers niveaux.
1•Reconstruire virtuellement
Avant d’en arriver là, il a d’abord fallu savoir quoi reproduire. Dans un néocortex de rat, les scientifiques ont étudié un échantillon de 14 000 neurones. Types de cellules nerveuses, fréquence de chaque type, détails morphologiques et physiologiques, régimes de fonctionnement électrique, distribution des synapses (ces connexions entre les cellules nerveuses): tout a été scrupuleusement décrit. Les chercheurs ont aussi développé un logiciel leur permettant de se plonger dans la littérature scientifique afin d’y débusquer des données complémentaires sur la biologie des neurones. Enfin, ils ont mis au jour des règles de base décrivant leur arrangement en microcircuits et leurs connexions synaptiques.
Fort de ce catalogue de briques de base et de protocoles de construction, les neuroscientifiques se sont alors mis, patiemment, à reconstituer sur ordinateur l’architecture neuronale tridimensionnelle d’un volume équivalent à un tiers de millimètre-cube, contenant 30 000 neurones et 37 millions de synapses. Ces liens interneuronaux ont été placés en appliquant cinq règles de connectivité, et les chercheurs ont pu vérifier que leur répartition ressemblait statistiquement fort à celle d’une réseau de neurones réel. «La beauté est qu’il n’est pas nécessaire de tout mesurer auparavant, dit Henry Markram. Le cerveau est si bien ordonné que l’on peut, en en comprenant les principes au niveau microscopique, reconstituer les éléments manquant et en dériver un modèle général. Nous avons ainsi montré qu’il est possible d’aboutir à une reconstruction numérique d’un tissu cérébral, même à partir de données fragmentaires.»
«C’est un article dense, ce qu’on attendait du BBP, commente Chris Eliasmith, directeur du centre de neurosciences théoriques à l’Université Waterloo, au Canada. Je ne suis pas surpris. Il y a un impressionnant travail d’intégration de toutes les données biologiques, physiologiques et anatomiques.» Eugene Izhikevich, directeur de la société Brain Corporation, à San Diego (Etats-Unis), et expert de la modélisation informatique du cerveau, applaudit aussi: «Cette une grande étude. Pour nous qui développons des modèles de réseaux de neurones plus simples mais avec 100 millions d’unités, et tentons de les implémenter sur des robots pour leur donner des capacités sensorielles, la vue par exemple, il eût été génial d’avoir accès aux données physiologiques contenue dans cet article il y 5 ans déjà.»
2•Valider le modèle en regard de la biologie
Le modèle en mains, encore fallait-il montrer qu’il représente bel et bien un élément d’un vrai cerveau. Autrement dit, le tester, en le faisant tourner sur un super-ordinateur, seul outil à même de gérer des simulations ayant un si incommensurable nombre de variables. La manière a priori la plus évidente est de «stimuler» le modèle comme serait activé le néocortex du rat, et de mesurer ses réponses à cette stimulation, en espérant qu’elles correspondent à celles observées dans une expérience in vivo. C’est ce qu’ont fait les scientifiques lors de plusieurs expériences. L’une reproduisait une stimulation qui correspond à une excitation des moustaches du rat. Résultat: les réponses fournies par le réseau neuronal virtuel étaient similaires à celles décelées sur le cerveau du rat, selon les chercheurs.
«J’estime l’interprétation de leurs observations optimiste lorsqu’ils comparent les réponses de leur modèle in silico à des stimuli à celles recueillies dans des expériences in vivo ou in vitro», dit Chris Eliasmith. Avec son groupe, il tente également de recréer une simulation de cerveau, quoique plus simple mais avec 2.5 millions de neurones, baptisée Spaun.
Il poursuit: «Le modèle proposé ici est le fruit d’études de plusieurs cerveaux de rats, c’est donc une ‘moyenne’. On peut donc se demander quel ‘sens’ ont les signaux générés? De même, lorsque l’on prend des éléments de transistors électroniques de différentes marques, que l’on tente d’en reconstruire un avec ces pièces séparées, et que l’on applique un courant électrique, il est probable que ce transistor reconstruit s’active électriquement. Mais livrera-t-il les informations pertinentes souhaitées? De plus, que valent, dans ce modèle, les règles proposées? Ont-elles une validité plus générale au-delà des statistiques qui les sous-tendent? Il faut se souvenir que le cerveau a pour but de produire des comportements, qu’il prend en compte les imputs de son environnement, et que les signaux neuronaux émis sont la traduction de tout cela.» «C’est une première étape vers la simulation cérébrale de comportement», rétorque Eugene Izhikevich. Qui admet qu’«il reste beaucoup de travail à faire.»
Les scientifiques du Blue Brain Project ont aussi reproduit une découverte récente faite sur des singes, chats et souris, selon laquelle il existerait, dans tout cerveau, des neurones qui agissent de concert avec leurs voisins (on les appelle les «choristes») et d’autres qui s’activent de manière indépendante (les «solistes»). «Nous avons aussi pu trouver ces deux types de neurones dans nos simulations, dit Henry Markram. L’intérêt est, en étudiant tout le réseau, de pouvoir comprendre avec une énorme profondeur les mécanismes qui les font agir ainsi.» Il est en effet plus facile d’étudier l’activité d’un large groupe de neurones virtuels que celle de leurs pendants réels puisque qu’aujourd’hui, les techniques les plus puissantes permettent au mieux de mesurer en même temps une douzaine de cellules nerveuses in vivo ou in vitro. «En reproduisant ces expériences de biologie, nous avons pu valider notre modèle», résume le père du HBP.
3•Permettre des découvertes
Mieux: en l’exploitant, les scientifiques affirment avoir déjà pu réaliser des découvertes, qui seraient, selon eux, pour l’heure impensables avec des expériences in vivo. «Il existe un spectre d’états dans lequel peut se trouver le cerveau», explique Henry Markram. Parmi eux, un état dit «synchronisé», similaire à l’activité cérébrale mesurée lorsque l’on dort, qui s’avère différent des signaux neuronaux «asynchronisés» observés chez des sujets éveillés. «Tous ces états déterminent des capacités propres, et le cerveau naturel switch de l’un à l’autre», dit Henry Markram. Or à l’aide de leur modèle, les scientifiques ont pu déterminer que l’un des interrupteurs de ce mécanisme était la quantité de calcium présent; ils ont pu le vérifier en modifiant les paramètres correspondant dans leur simulation. Au final, les chercheurs du HBP estiment avoir développé un nouvel outil pour étudier le traitement de l’information et les mécanismes de la mémoire dans des états cérébraux normaux (éveil, somnolence, sommeil) et anormaux (épilepsie, voire d’autres troubles cérébraux). «Ce modèle nous ouvre un champ d’exploration excitant pour étudier les fonctionnalités du cerveau», souligne Henry Markram.
«Les auteurs de cette étude affirment avoir reproduit des résultats expérimentaux réels. Mais il n’est pas dit, dans leur article, s’ils en ont exclu des simulations qui n’ont rien reproduit, observe Zachary Mainen, du Champalimaud Neuroscience Programme à Lisbonne, au Portugal. Par ailleurs, ce qu’il manque aussi, ce sont de solides prédictions, faites avec ce modèle, qui pourraient être testées avec de futures expériences in vivo ou vitro.»
Stephen Furber, lui, professeur d’ingénierie informatique à l’Université de Manchester, qui fait partie du consortium HBP mais n’a pas participé directement à cette étude, ne tarit pas de louanges pour elle, et voit une utilité immédiate pour ses propres travaux. «Dans le cadre du HBP, nous développons des puces neuromorphiques», soit des éléments électroniques reproduisant l’unité qu’est le neurone. Mis par milliers ensemble, ils simulent le fonctionnement d’un cerveau. «L’avantage est qu’ils pourraient le faire en temps réel, voire plus rapidement, alors que les super-ordinateurs ont besoin de longs temps de calcul», poursuit Stephen Furber. En l’occurrence, plusieurs minutes pour simuler chaque séquence de 25 microsecondes dans le modèle.
4•Développer le modèle
Henry Markram en convient: «Cette reconstruction d’une bribe de cerveau de rat n’est qu’une première ébauche, une preuve de concept.» N’ont en effet pas été inclus divers éléments des réseaux neuronaux, comme les cellules gliales (qui servent d’échafaudage aux neurones), les vaisseaux sanguins ou la plasticité, cette fantastique capacité du cerveau à se reconfigurer sans cesse. «Comme dans toute modélisation – celles du climat par exemple – il s’agit de réassembler les informations observées, quitte à partir de peu puis à améliorer la simulation, commente Stephen Furber. La plasticité a lieu sur un temps long, alors que ce modèle s’active suite à des stimuli immédiats. Je considère que 90% du chemin [vers une simulation biologique complète] a été faite», conclut-il, en qualifiant cette étude de «tour de force».
Cette dernière lignera «droite» restera une tâche extrêmement complexe. «Cela dit, le fait que notre article ait été publié dans Cell, et reçoive ainsi l’approbation suprême des biologistes, est crucial», dit le Henry Markram. Qui ajoute que ce modèle sera sans cesse amélioré, que d’autres expériences seront réalisées et divulguées tous les six mois, et surtout que toutes les données, méthodes et outils informatiques seront mis librement à disposition de la communauté scientifique.
Henry Markram en est convaincu, «ce modèle va permettre de faire de larges économies d’efforts en neurosciences, tant examiner les mêmes processus sur des tissus in vivo est chronophage et onéreux». Mais concernant l’étude, avec cette simulation de cerveau, des affections neurodégénératives, le scientifique, à qui il a souvent été reproché de faire trop de promesses, se veut prudent: «Plus le modèle sera précis, plus il nous permettra de comprendre les dysfonctionnements du cerveau.» «Les règles de fonctionnement trouvées ainsi que les outils pour construire le modèle sont même plus importants que ce dernier, effectivement très général, car ils aident à comprendre les principes, dit de son côté Eugène Izhikevich. C’est utile par exemple pour étudier les lésions cérébrales, en mesurant l’activité de milliers de neurones virtuels, avant de faire des tests sur des animaux. Car en neurosciences aujourd’hui, il faut proposer un modèle neural avec chaque étude.»
Quant au but ultime – la simulation d’un cerveau humain entier, avec ses 87 milliards de neurones ayant chacun 10 000 synapses –, «personne n’en sous-estime la difficulté», dit Henry Markram, qui souhaite que «les scientifiques jugent cette fois la science du HBP»; la gouvernance en avait été critiquée en 2014 et sera réformée. Et le scientifique de conclure: «Simuler le cerveau human va prendre du temps. Mais ce n’est plus illusoire».