Des chercheurs de l’EPFL ont mis au point une méthode d’électro- stimulation pour aider des rats à retrouver la mobilité . Dès 2015, ils vont en partie la tester sur des humains au CHUV dans un labo inédit, qu’a visité «Le Temps» en exclusivité
Des rails au plafond, un harnais qui y pend. Des caméras dans tous les coins. Un tapis roulant pour la marche «intelligent». D’autres équipements de réhabilitation motrice. Tout un attirail de haute technologie devant permettre à des personnes paraplégiques de peut-être remarcher un jour, même cahin-caha. Depuis juillet, ce laboratoire unique au monde – selon ses concepteurs –, et qu’a pu visiter Le Temps en exclusivité, est en phase de test au CHUV, à Lausanne. Il doit accueillir à l’été 2015 les premiers essais cliniques sur l’homme d’une thérapie inédite, impliquant une stimulation électrique de la moelle épinière lésée. Une technique développée sur le rat, dont les derniers résultats sont publiés ce jeudi dans la revue Science Translational Medicine.
Tous ces travaux sont le fruit des longues recherches de Grégoire Courtine, à l’EPF de Lausanne. En cas de dommage partiel à la moelle épinière, explique-t-il, «il n’y a quasi plus de connexion entre le cerveau et les circuits qui contrôlent la marche, situés sous la lésion et dénommés «cerveau spinal». Celui-ci tombe alors dans un état dormant.» Mais l’on sait aussi que le système nerveux peut en partie récupérer de la blessure, si les fibres n’ont pas toutes été sectionnées.
Le chercheur tente de réveiller ce cerveau spinal, et surtout le faire se reconnecter au cortex. Il travaille sur des rats dont l’épine dorsale a été doublement, mais pas totalement, sectionnée au niveau du thorax. En 2009, il a montré qu’en les soumettant à un traitement double, un cocktail de molécules pharmacologiques stimulantes d’une part, et de l’autre des impulsions électriques par des électrodes implantées contre leur moelle épinière, les rongeurs se remettaient à marcher une fois placés sur un tapis roulant. Toutefois, aucun ordre direct en provenance du cerveau n’entre en jeu dans ces conditions: «Ce sont les rétroactions sensorielles en provenance des pattes qui activent les circuits moteurs: c’est comme si le cerveau spinal, une fois stimulé électrochimiquement, était doté de sa propre capacité de décision.»
L’étape suivante fut de ranimer chez ces rats une marche «volontaire». Pour ce faire, l’équipe a utilisé un système robotisé innovant: un harnais fixé au plafond soutient le cobaye, et lorsque celui-ci, appâté par du chocolat, tente d’avancer, il le peut sans tomber grâce aux stimulations électriques mais surtout au harnais mobile guidé par un ordinateur. «Cette fois, l’ordre d’avancer vient du cerveau du rat, celui-ci cherchant à le transmettre à la moelle épinière. Cette «envie» de marcher stimule la repousse des connexions nerveuses, en contournant la lésion», expliquait Grégoire Courtine en 2012, qui avait publié ses résultats dans Science. Pour cette première expérience, la stimulation n’avait lieu qu’en un site de la moelle, et en continu. Les chercheurs du Brain Mind Institute de l’EPFL, dont le premier auteur est Nikolaus Wenger, l’ont largement améliorée dans leur nouvelle étude.
Premièrement, à l’aide d’observations biomécaniques des rats, ils ont enregistré divers paramètres (mouvement des membres, activité des muscles, etc.). Par extrapolation, ils ont ensuite développé un algorithme informatique permettant d’imiter, en faisant varier les stimulations électriques, une excitation artificielle de ces muscles. «Cet algorithme s’applique toutes les 20 millisecondes (soit quasi en temps réel) et permet d’implémenter les paramètres physiologiques à n’importe quel moment de la marche», dit Grégoire Courtine. Deuxièmement, un implant électrique pouvant exciter plusieurs sites sur la moelle épinière a été mis au point.
Un ordinateur gère son déclenchement. Divers capteurs lui envoient en continu des informations sur les mouvements du rongeur. «Grâce à l’algorithme qui guide le robot-harnais soutenant le rat, tout le système de stimulation peut s’adapter en temps réel pour aider la progression du cobaye, et l’anticiper», en affinant la stimulation électrochimique. Et ainsi de suite, en boucle. Résultat: la capacité de réhabilitation des rats s’en est trouvée fortement améliorée.
«Ces travaux restent très expérimentaux, mais la mise en place d’un tel système de stimulation en «boucle fermée» et en temps réel est vraiment nouvelle», commente Luc Bauchet, neuroscientifique à l’Hôpital de Montpellier. «C’est une démonstration de faisabilité excitante et encourageante», abonde l’un des pionniers du domaine, Reggie Edgerton, de l’Université de Californie. «Personne ne l’a fait avant», dit Martin Schwab, qui mène des expériences similaires à l’Université de Zurich et connaît les travaux de Courtine pour avoir été son chef. Mais d’ajouter: «L’approche empirique suivie – stimuler le cerveau spinal par des commandes externes –, est celle d’ingénieurs. Elle ne mène pas à une compréhension des mécanismes biologiques fondamentaux ayant lieu dans le cerveau.»
Grégoire Courtine indique qu’il va publier de telles explications dans des articles à venir. «Nous avons identifié les structures nerveuses activées par la stimulation. Désormais, le but ultime est d’améliorer la qualité de vie des personnes lésées. Le protocole démontré chez le rat fonctionne assez bien pour le tester chez l’homme.» Tant Luc Bauchet que Reggie Edgerton sont du même avis; ce dernier a d’ailleurs déjà équipé six patients paralysés d’implants de première génération, et se dit curieux de voir les résultats des essais cliniques lausannois.
Ceux-ci devraient commencer à l’été 2015 dans le cadre du projet européen NEUWalk, et en partenariat avec la Suva et la clinique zurichoise spécialisée de Balgrist. «Les huit patients choisis devront avoir une moelle épinière partiellement lésée depuis un an au moins, dit Grégoire Courtine. Le but est de vérifier que c’est bien notre traitement qui fait effet, ce qui serait difficile à déterminer en l’appliquant sur une lésion fraîche.» Ne seront par contre jamais curables ainsi les lésions complètes – 40% des cas lors d’accidents.
Concrètement, les patients se verront installer le long de leur moelle épinière un implant sans fil long de 7 cm et permettant une stimulation de 16 sites. «Cet implant existe et son utilisation est déjà validée pour traiter les douleurs chroniques, dit le chercheur. Nous attendons cependant l’approbation par Swissmedic du «firmware» [logiciel interne, ndlr] que nous avons développé.» De même, son équipe a mis au point, comme chez les rats, un algorithme neurobiomécanique qui stimulera finement le cerveau spinal du patient, en temps réel et en s’adaptant à ses mouvements.
Dans le labo du CHUV, la personne sera assise dans un baudrier supporté par quatre câbles, afin qu’elle ose s’incliner pour tenter d’avancer, sans peur de tomber. Grâce aux caméras situées dans cette pièce ainsi qu’à divers capteurs de force, le robot-harnais personnalisera l’assistance qu’il apportera à chaque patient. «Le but est d’assouvir sa volonté de marcher en parallèle à l’électrostimulation du système locomoteur», dit Grégoire Courtine. Et d’espérer: «C’est ce couplage qui sera crucial dans la régénérescence et la réorganisation des fibres nerveuses.» Par contre, les patients ne se verront pas injecter des molécules stimulantes, comme les rats. «Celles-ci sont en phase d’évaluation». Le champ d’exploration de telles substances pharmacologiques est vaste, mais à ses prémices.
«Le prérequis aux succès chez les rats était justement l’administration de ces molécules (des agonistes de la sérotonine). Il est dès lors très difficile d’affirmer que les expériences vont aussi fonctionner chez l’homme», tempère Alain Privat, neurobiologiste à l’Inserm à Montpellier. Qui a une remarque plus large à faire sur les travaux de Courtine: «Ceux-ci sont discutés dans notre milieu, car leur auteur a compilé des anciens résultats de divers laboratoires, dont le mien, en omettant parfois de les citer.» Mais Reggie Edgerton excuse son ancien collaborateur désormais son concurrent: «La recherche est devenue si incrémentale qu’il est possible d’oublier des références. Et même s’il aurait pu être plus généreux dans ses citations, Grégoire est bon à s’inspirer de concepts existants pour les améliorer et les unir de façon originale. Ses résultats sont inédits, et cela dérange peut-être certains.»
Le chercheur de l’EPFL insiste toutefois: «Nombre d’inconnues persistent: le stimulateur électrique sera-t-il efficace? Indolore? Pas inconfortable? Il s’agit de recherches fondamentales. On ne va pas faire remarcher nos patients du jour au lendemain. On souhaite les aider à se déplacer ne serait-ce que pendant de brefs instants avec des béquilles. Les bénéfices seraient grands: muscles actifs, moins d’ostéoporose, d’escarres. Leur vie sur trente ans pourrait être très différente.»
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