Elevage de moustique dans les laboratoires du World Mosquito Program de Medellin, en Colombie
LE MONDE || En 2006, des biologistes ont réussi à injecter dans le moustique qui transmet les virus de la dengue, de Zika et du chikungunya, une bactérie l’empêchant de propager ces pathologies. Une quinzaine d’essais de lâchers ciblés ont déjà eu lieu, avec des succès probants. L’OMS envisage de recommander cette technique contre la terrible fièvre.
Dans un faubourg de Medellin, en Colombie, un bâtiment de brique rouge de l’université d’Antioquia abrite un quartier général un peu particulier. Dans des laboratoires, Ivan Dario Velez et son équipe lèvent une armée étonnante : des escadrons de moustiques destinés à combattre l’un des dix pires fléaux de santé publique mondiaux, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la fièvre dengue. Car, avant d’être relâchés par milliers, ces insectes ont été transformés en chevaux de Troie ailés : ils portent dans leurs entrailles une bactérie qui empêche le virus vecteur de la maladie d’être transmis, par piqûre, à l’homme.
Entre 2015 et 2019, des essais avaient été menés dans cette ville colombienne et dans sa banlieue Bello, et les résultats finaux, bientôt publiés, montrent une très forte diminution des cas de contamination. Depuis novembre 2021, c’est au tour de Cali (à 400 km au sud), très touchée par la dengue, de voir déferler sur elle ces nuées d’hexapodes salvateurs, élevés dans les cages toilées des labos de Medellin, puis acheminés dans des bouteilles en PET.
Caché dans ces moustiques, l’Ulysse de cette histoire a un nom : Wolbachia pipientis. Il s’agit d’une bactérie découverte en 1924, qui infecte 60 % des arthropodes et vit en symbiose avec son hôte, dans le cytoplasme de ses cellules. Les scientifiques ont observé que sa présence empêchait la transmission des virus de la dengue, de Zika ou du chikungunya. Ils se sont alors dit que forcer l’introduction de cette bactérie dans le moustique Aedes aegypti, connu justement pour être le vecteur de ces arbovirus, sans être un hôte naturel de Wolbachia, pourrait apporter une solution. En 2006, c’est Scott O’Neill, biologiste à l’université australienne Monash, qui le premier réussit cette manipulation. Il crée ainsi une lignée de moustiques porteurs de la bactérie, celle-ci étant aussi transmise dans les œufs des femelles.
L’utilisation de ces insectes peut alors théoriquement prendre deux formes. Si des moustiques mâles porteurs de Wolbachia sont libérés dans l’environnement et qu’ils s’accouplent avec des femelles n’ayant pas la bactérie, les œufs n’écloront pas. Relâcher en grande quantité des mâles à Wolbachia permet ainsi de réduire très fortement des populations d’Aedes aegypti, leur voie de reproduction étant enrayée.
Des essais recourant à cette méthode ont été menés dans divers pays (Chine, Singapour, Etats-Unis), avec un succès certain, d’autant qu’elle présente un autre avantage : les moustiques mâles ne piquent pas !
« Mais l’inconvénient est qu’il est difficile de supprimer tous les moustiques visés dans un lieu ciblé, si bien qu’il faut réitérer l’intervention », explique Scott O’Neill. Sans parler du fait qu’il s’agit d’identifier par leur sexe les moustiques à relâcher – ce qui est possible en laboratoire, de plusieurs manières, par exemple en fonction de la différence de taille entre les larves mâles et femelles.
Le biologiste privilégie plutôt l’autre voie : relâcher en masse des femelles porteuses de Wolbachia. Celles-ci vont pondre des œufs qui seront eux aussi porteurs de la bactérie, peu importe que le mâle soit lui-même porteur ou non. La reproduction des Aedes aegypti peut alors avoir lieu normalement, mais avec elle également la transmission de Wolbachia à toute la descendance. Les femelles à Wolbachia ont ainsi un avantage sélectif sur celles non infectées, car leurs descendants sont viables avec les deux types de mâles, contrairement aux femelles sans Wolbachia, qui n’auront des rejetons qu’avec les mâles non infectés.
A terme, dans un lieu donné, tous les moustiques porteurs de la bactérie (inaptes à transmettre la dengue) viennent à remplacer les insectes non porteurs (et vecteurs de la terrible fièvre). Dans la réalité, « des mâles et des femelles à Wolbachia sont très souvent libérés en même temps pour obtenir un établissement plus efficace et rapide de la bactérie dans les populations locales de moustiques », résume Ivan Dario Velez.
En 2011, Scott O’Neill a mené le premier essai pilote de lâcher de moustiques lestés de Wolbachia – environ 300 000 – à Cairns (Australie). « Une décennie plus tard, les insectes sont encore porteurs », se réjouit celui qui, en 2016, a fondé le World Mosquito Program (WMP) pour étendre ses travaux. Sous l’égide de cet organisme non gouvernemental, plusieurs autres essais ont été lancés sur onze sites à travers le monde, dont la Nouvelle-Calédonie, en 2019, avec l’Institut Pasteur.
L’un, surtout, a marqué les esprits, avec des résultats publiés en juin 2021 dans le New England Journal of Medicine (NEJM). Il a été mené dès 2017 à Yogyakarta (Indonésie), en étude cas-témoins : certains quartiers ont été choisis au hasard pour recevoir des moustiques à Wolbachia, tandis que les autres servaient de zones témoins. Après deux ans de suivi, l’incidence de la maladie était 77 % moins importante dans les premiers secteurs par rapport aux seconds. Et le taux d’hospitalisation réduit de 86 %.
A Medellin aussi, le bilan est très positif, selon Patricia Arbelaez, membre de l’équipe colombienne du WMP, rencontrée sur place : « Le déploiement des moustiques à Wolbachia – dont une partie s’est aussi déroulée avec cas-témoins – s’est achevé en octobre 2019, touchant trois millions de personnes, ce qui fait de cet essai le plus important au monde. Depuis, le nombre de cas annuels de dengue recensés chez les habitants ne cesse de décroître, atteignant seulement 238 à la fin novembre 2021, soit le plus bas au cours des vingt dernières années dans la ville ».
Si les résultats sur le terrain semblent significatifs, en laboratoire, des questions persistent : « Notre compréhension exacte de la biologie soutenant la relation Wolbachia-hôte n’est pas complète, écrit Eric Caragata, entomologiste de l’université de Floride, dans un article paru en décembre 2021 dans la revue Trends in Parasitology. Dès lors, il est crucial d’améliorer notre compréhension des mécanismes moléculaires en jeu dans cette interaction, ainsi que les facteurs externes qui permettent de les modérer. »
Une objection qu’admet Scott O’Neill, qui précise : « Un effet serait à chercher du côté du système immunitaire du moustique, activé par la présence de la bactérie, et qui empêche la transmission du virus. Ces deux parasites sont par ailleurs en compétition pour les nutriments au sein de la cellule (acides gras et cholestérol), cela potentiellement au détriment du virus. Il semble donc que l’explication se dessine, même si une description détaillée peut encore prendre des années. »
Concernant les facteurs externes, « il est clair que la température joue un rôle essentiel en modérant la densité de Wolbachia », détaille Eric Caragata. Mais, pour l’heure, toutes les études ne convergent pas pour dire si cet effet a lieu en faveur ou en défaveur de l’effet protecteur induit par la bactérie. Or cette question n’est pas anodine à l’aune du réchauffement climatique, qui pourrait faire qu’Aedes aegypti soit présent dans 159 pays d’ici à 2080, plaçant ainsi la moitié de la population mondiale sous la menace du moustique et des virus qu’il véhicule, selon l’expert.
Autre aspect-clé pour qu’un lâcher de moustiques soit réussi : l’effet de seuil. Il s’agit de libérer suffisamment d’insectes dans une zone donnée, et durant une période courte, pour que la fréquence d’infection par Wolbachia soit assez importante et permette une installation pérenne de la bactérie dans la population d’Aedes aegypti. « Générer des millions de moustiques demande des moyens logistiques importants », confirme Scott O’Neill. C’est pourquoi l’essai de Cali, qui vient d’être lancé, tire aussi profit d’une autre technique moins fastidieuse que les lâchers de moustiques adultes, biberonnés sur des poches de sang de cheval ou d’humain.
Cette technique se prépare également au laboratoire de Medellin : les œufs pondus par les femelles, qui contiennent donc la bactérie Wolbachia, sont récupérés grâce à des filtres à café placés dans les réservoirs de ponte. « Vous voyez, ici se trouvent entre 4 000 et 11 000 œufs », indique Alexander Uribe, coordinateur de site d’élevage, en montrant une bande de papier recouverte d’une myriade de points noirs. Ceux-ci sont récoltés puis insérés, avec de la poudre de foie séché, dans des capsules solubles, similaires aux comprimés médicamenteux que l’on ingère. Des capsules alors facilement transportables de Medellin à Cali.
A destination, une fois déposés dans des récipients remplis d’eau, ces réceptacles oblongs se dissolvent, libérant les œufs qui croissent en larves, celles-ci se nourrissant des miettes de foie à leur disposition. « Cette technique est efficace pour assurer un déploiement simultané de milliers de moustiques, dit Ivan Dario Velez. Et, à Cali, dans les zones où elle est peu adaptée, nous la complétons avec des lâchers de moustiques adultes. »
Enfin, selon les scientifiques du WMP, tous ces efforts biologico-techniques resteraient vains s’ils n’étaient pas accompagnés, en amont, par un travail de fond sur le terrain, auprès des populations concernées, qui voient débarquer les scientifiques avec, dans leur sillage, des essaims de moustiques modifiés… « Nous voulons être sûrs que les communautés acceptent cette technologie avant que nous l’introduisions, souligne Scott O’Neill. Obtenir cette confiance peut être long et complexe dans les zones urbaines auxquelles, pour des raisons de sécurité, nos collaborateurs n’ont pas facilement accès. »
Dans le cadre de l’essai indonésien, les chefs de trente-sept villages ont donné leur accord aux lâchers de moustiques après des campagnes massives de communication. « Pour la partie clinique de l’essai, un consentement éclairé écrit a été obtenu auprès de chaque participant », souligne l’article du NEJM, qui précise que les comités d’éthique des institutions académiques impliquées avaient approuvé l’essai.
« A Medellin, nous avons effectué un travail d’information auprès des chefs de communauté, puis des communautés elles-mêmes (écoles, églises, etc.), avec un taux d’acceptation de 95 % », abonde Ivan Dario Velez. Avec quel message ? « La dengue est une maladie redoutée par les familles, car elle les affecte parfois lourdement, un patient sur quatre finissant à l’hôpital. Quand on leur explique qu’avec les moustiques à Wolbachia, elles seront moins touchées par la maladie, elles participent activement au programme. Nous expliquons aussi le caractère naturel de la modification des moustiques – puisque Wolbachia se retrouve dans de nombreux autres insectes, et qu’elle n’a pas d’effets connus chez l’homme. »
« Ces campagnes d’information nous permettent de rappeler les gestes de base pour réduire la prolifération de toutes les espèces de moustiques : éliminer tout objet pouvant servir de réceptacle à eau stagnante », propice à l’incubation des larves, note Ivan Dario Velez.
Fort de cette expérience acquise sur le terrain, mais surtout des deux larges essais concluants, menés à Yogyakarta et à Medellin, Scott O’Neill estime qu’« il ne fait plus de doute que cette méthode est efficace et sûre, qu’elle peut servir de référence » pour un déploiement au niveau mondial. Pour Frédéric Simard, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, « un déploiement à large échelle est encore prématuré, car on manque justement encore de connaissances fondamentales sur les mécanismes biomoléculaires impliqués, ainsi que sur leur stabilité dans le temps ».
A l’inverse, selon Leo Brack, spécialiste de parasitologie à l’université de Pretoria (Afrique du Sud), « l’utilisation de Wolbachia comme outil pour réduire la capacité des moustiques à transmettre la dengue est une technologie prouvée », écrit-il fin octobre 2021 dans un article de Nature, où, avec d’autres scientifiques, il voit déjà plus loin : la mise à l’épreuve possible de cette même stratégie pour lutter contre d’autres virus, Zika, chikungunya, voire la fièvre jaune.
Scott O’Neill espère que la prochaine étape sera la recommandation officielle de l’OMS d’utiliser la stratégie Wolbachia pour combattre la dengue. En décembre 2020, cette méthode a été soumise pour évaluation au Vector Control Advisory Group de l’OMS. Cet organe d’évaluation indépendante des moyens inédits pour lutter contre les maladies liées à des vecteurs (tels les moustiques) a conclu, dans un rapport, que « les données probantes présentées sur l’introgression [de la Wolbachia] dans les populations d’Aedes aegypti démontrent une utilité pour la santé publique contre la dengue » – des données concernant plusieurs essais récents qui ne lui avaient pas été communiquées jusque-là.
Et ce groupe d’inviter l’OMS à élaborer des lignes directrices officielles, après avoir procédé à quelques vérifications additionnelles. « Le département des maladies tropicales négligées de l’OMS développe actuellement ces documents de recommandation à l’attention des Etats. Des pays qui ne sont en rien obligés de les attendre pour préparer des interventions » contre la dengue, indique Lauren Carrington, collaboratrice technique de ce groupe à l’OMS.
Selon Scott O’Neill, cet avis est attendu durant le premier trimestre. « Il est clair qu’une telle décision pourrait conforter certains pays à aller de l’avant, en permettant de couvrir l’action de leurs responsables de santé publique », analyse le biologiste, avant d’ajouter : « La question première restera celle de l’ouverture à l’innovation et de l’adoption de nouvelles technologies, qui n’est pas la même partout et qui dépend des gouvernements – la même ouverture qui a, par exemple, permis au Salvador d’adopter le bitcoin comme monnaie légale », en septembre 2021.
En Colombie, d’ailleurs, Ivan Dario Velez, lorsqu’on lui demande de citer les difficultés principales rencontrées pour mettre en place ses essais, n’hésite pas à citer les craintes de responsables de santé publique concernant l’adoption de nouveaux outils de lutte contre la dengue.
Scott O’Neill estime que son World Mosquito Program pourrait œuvrer avec des pays très intéressés par la lutte contre la dengue, « comme nous l’avons déjà fait avec succès dans certains Etats insulaires ». Il espère aussi actionner le levier économique : « Selon les estimations d’économistes indépendants, menées à l’aune du cas indonésien, chaque dollar utilisé pour soutenir la stratégie Wolbachia permettrait, après dix ans, d’économiser jusqu’à 3,50 dollars (3,10 euros) qui seraient dépensés dans des mesures habituelles contre la dengue. Cela parce que l’intervention n’est menée qu’une fois. En ce sens, cet investissement s’apparente à une dépense d’infrastructure, comme construire un pont ou un métro. Et du point de vue des coûts de santé publique, c’est une différence radicale, qui rend cette approche plus simple pour les gouvernements. »
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Modifier le génome des moustiques ou leur microbiote, pour lutter contre la transmission de la dengue ? Les deux méthodes soulèvent des objections sur lesquelles les scientifiques débattent.
Modifier la constitution physiologique des moustiques vecteurs de maladies pour lutter contre leur transmission : depuis une vingtaine d’années, deux stratégies sont étudiées, des paillasses aux essais en pleine nature. « Jusqu’à présent, les insecticides constituaient l’outil de lutte principal. Mais force est de constater qu’on a atteint les limites de leur utilisation : d’une part parce que ces molécules toxiques finissent dans l’environnement et les chaînes alimentaires, d’autre part parce que les moustiques développent rapidement des résistances », explique Frédéric Simard, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Ce spécialiste accueille donc avec intérêt ces « deux techniques nouvelles » de lutte anti-moustiques.
La première consiste à relâcher des moustiques rendus porteurs d’une bactérie nommée Wolbachia, présente naturellement dans deux espèces d’insectes sur trois, et qui a pour effet soit de les empêcher de transmettre le virus de certaines pathologies, soit de supprimer des populations de moustiques. Même si le mécanisme exact des interactions hôte-parasite n’est pas entièrement élucidé au niveau moléculaire, plusieurs essais de cette technique ont été menés ou sont en cours dans le monde.
L’autre méthode consiste à intervenir directement dans le génome des moustiques pour le modifier, et lui conférer des propriétés inédites. Les scientifiques de la société américano-britannique Oxitec, par exemple, sont parvenus à faire porter aux mâles de l’espèce Aedes aegypti (qui peut transmettre à l’humain différents virus, dont la dengue) un gène « auto-limitant » : lorsque ceux-ci, une fois relâchés, fécondent des femelles, les descendants femelles périssent. Les jeunes mâles, eux, survivent et, par le jeu de la génétique mendélienne, transmettent ce même gène à la moitié de leur descendance mâle.
Et comme seules les femelles Ae. aegypti piquent les humains, cette méthode, qui limite la prolifération de ces dernières, réduit aussi l’incidence des maladies qu’elles véhiculent. Seul hic : la transmission du gène « auto-limitant » s’amenuise aussi avec le temps, forçant alors à de nouveaux lâchers de mâles modifiés.
Oxitec, qui se targue d’être leader mondial dans la production d’insectes génétiquement modifiés, a déjà mené plusieurs expériences, notamment au Brésil en 2014, avec une version plus primitive de ses moustiques. Cet essai a d’abord été critiqué notamment par crainte que les scientifiques perdent le contrôle de l’altération génétique effectuée. En 2021 pourtant, avec sa deuxième génération de moustiques transgéniques, la société a décroché un gros contrat pour lancer ses escouades de diptères en Floride, mais non sans résistance de la population.
En 2020, des scientifiques de l’Imperial College de Londres sont allés plus loin encore : ils ont réussi à faire que des moustiques mâles (d’une autre espèce qu’Ae. aegypti) transmettent un tel gène auto-limitant à 100 % de leur progéniture mâle, et non plus seulement à la moitié, comme ceux d’Oxitec. Ces technologies dites de « forçage génétique », qui utilisent les ciseaux moléculaires Crispr-Cas9, sont étudiées pour l’heure encore en laboratoire.
Ces méthodes d’altération d’organismes vivants avec des méthodes génétiques sont-elles moins acceptables que la première, dans laquelle tant le moustique hôte que la bactérie injectée existent à l’état naturel ? Les opposants au génie génétique répondront probablement oui, donnant plus de crédit à la méthode Wolbachia.
Pour Frédéric Simard, l’affaire est plus complexe et renvoie au concept d’« holobionte » : l’on considère aujourd’hui que l’homme vit en symbiose avec les milliards de bactéries qui peuplent son tube digestif, celles-ci ayant des effets précis sur la physiologie de leur hôte. « De même, introduire une bactérie étrangère dans l’organisme qu’est le moustique crée un “nouveau tout”. Le second va d’abord réagir à l’infection créée par la première », avec certes l’effet bénéfique d’empêcher la transmission du virus de telle ou telle maladie, comme la dengue. Voire de réduire significativement la durée de vie du moustique – ce qui aide aussi à diminuer le risque de transmission de la maladie.
« Mais après plusieurs générations, poursuit Frédéric Simard, le risque n’est pas nul que Wolbachia perde son effet protecteur, voire que l’effet s’inverse, le moustique devenant alors un meilleur vecteur aussi pour d’autres virus. On ne peut pas quantifier ce risque aujourd’hui, mais c’est une question de recherche. Ainsi, que l’on modifie ces moustiques en modifiant leur génome ou par l’introduction d’une bactérie persistant au fil des générations, le résultat est le même : l’action est irréversible pour l’environnement. »
« En tant que biologiste, je sais qu’il y a toujours une réponse biologique à une intervention biologique », rétorque Scott O’Neill, qui, à travers le World Mosquito Program (WMP) qu’il a fondé, tente de lutter contre la fièvre dengue avec la méthode Wolbachia. Mais cette adaptation du moustique va-t-elle forcément avoir lieu ? Etre rapide ou lente ? « Notre premier essai de déploiement de moustiques porteurs de Wolbachia a dix ans. Et nous n’observons aucune réduction de l’efficacité protectrice de la bactérie. Par ailleurs, le taux de variation génétique de Wolbachia – l’un des moteurs pouvant induire un changement évolutif – est extrêmement faible. »
« Un modèle mathématique de chercheurs de l’Imperial College de Londres a conclu que l’interaction hôte-parasite pouvait perdurer sans changement au moins quatre-vingts ans », ajoute Ivan Dario Velez, coordinateur des essais du WMP en Colombie. Enfin, une étude publiée en 2019 a montré que le virus de la dengue ne parvenait pas à développer des adaptations évolutives malgré des mises en contact répétées avec la bactérie. Autrement dit, que l’« effet bloquant » se maintenait.
« Et si cela ne reste le cas que durant quelques siècles avant que l’évolution ne retransforme ces moustiques en vecteur de pathologies, j’en serais heureux », affirme Scott O’Neill. Qui invite à une autre réflexion : « Lorsque l’on a inoculé les premiers vaccins, on ne connaissait ni tous les mécanismes moléculaires en jeu, ni les possibles effets à long terme. De même, ici, il faut mettre en balance les immenses connaissances accumulées durant dix ans, qui montrent l’efficacité et la sûreté de la méthode Wolbachia, et le poids de la maladie dans certaines régions où quelque 400 millions de personnes au total sont infectées chaque année, sans solution. »
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