Depuis peu, diverses méthodes permettent de repérer, dans une goutte de sang, des signes de la présence d’une tumeur dans l’organisme. Une révolution dans la lutte contre le crabe
Une seule goutte de sang pour détecter très tôt un cancer, affûter le traitement oncologique, ou prévenir une rechute. Tels sont les enjeux d’une technique médicale non invasive qui suscite un intérêt croissant: la «biopsie liquide». Pour preuve la myriade d’annonces lors du congrès de la Société américaine d’oncologie clinique (ASCO), début juin à Chicago. Si la première application relève de la promesse, les deux autres font déjà l’objet d’études probantes. De quoi révolutionner la lutte contre le cancer.
Jusque-là, identifier clairement cette maladie passait par une biopsie, acte chirurgical consistant à prélever des bribes de tumeur. «L’idée de la biopsie liquide est de détecter dans le sang des traces circulantes d’une tumeur dans l’organisme», dit Dennis Lo, professeur de pathologie à l’Université chinoise de Hongkong, et l’un des pionniers du domaine. Ces traces peuvent être de diverses natures.
Pister dans le plasma des morceaux d’ADN tumoral
La première idée consiste à pister, dans le plasma, des morceaux d’ADN que les cellules tumorales y relâchent lorsqu’elles meurent. De quoi révéler la présence d’un cancer avant même l’apparition de ses symptômes. Cette voie de recherche, la plus désirable, est aussi la plus complexe. «Si la tumeur est à son stade de développement initial, les quantités de cet ADN tumoral circulant (ADNtc) sont si faibles qu’elles restent actuellement indétectables», indique Patrizia Paterlini-Bréchot, professeure d’oncologie à l’Université Paris Descartes. Ce d’autant qu’il s’agirait d’affirmer avec certitude que les fractions d’ADN recueillies sont bien la signature d’un cancer, et non celle d’une simple inflammation (induisant aussi le relâchement d’ADN muté): «Rien n’est impossible en sciences, mais là, il y a des obstacles.»
Des écueils que des chercheurs du Memorial Sloan Kettering Cancer Center de New York ne jugent pas insurmontables. Sur 124 patients cancéreux, ils ont testé une méthode d’analyse sanguine d’ADNtc inédite, dite à «haute intensité», fournie par Grail. Cette société américaine détenue à 20% par Illumina, principal fabricant de machines à séquencer les génomes, est dirigée par un ancien de Google, Jeff Huber, et aurait levé 1 milliard de dollars d’investissements. Résultats, présentés à l’ASCO: les scientifiques ont pu, dans 89% des cas, identifier dans le plasma des modifications d’ADN qui étaient aussi présentes dans la tumeur. «Notre étude montre que la démarche est possible», a dit son auteur, Pedram Razavi. Avant d’admettre: «C’est un premier pas, mais nous sommes encore loin de tests simples» pour une application en clinique.
Basée à Saint-Sulpice, la firme Sophia Genetics, spécialisée dans l’analyse des données génétiques, a aussi présenté à l’ASCO une solution incluant de l’intelligence artificielle pour mieux profiler les tumeurs en corrélant les évaluations d’ADNtc recueillies chez des patients dans les 300 hôpitaux avec lesquels elle collabore.
L’intérêt de traquer l’ADNtc ne se limite pas au diagnostic précoce du cancer. Cette méthode servira d’abord à améliorer le traitement chez des patients qu’on sait touchés. «La manière dont cet ADNtc est fragmenté dans le sang est caractéristique de chaque tissu cancéreux, dit Dennis Lo. L’analyser permet de mieux localiser la tumeur.» Voire, sur la base des analyses génétiques, de cibler le traitement ou d’estimer les risques de rechute. Une étude publiée en avril dans Nature a démontré que l’évolution du cancer des poumons pouvait ainsi mieux être suivie chez des patients.
Contrôler les métastases
La variabilité des quantités d’ADNtc dans le sang est aussi un signe que les tumeurs produisent déjà, ou non, des métastases. Si tel n’est pas le cas, des traitements spécifiques peuvent être proposés. Or «si l’on arrive ainsi à contrôler les métastases, les garder dans un état dormant, non nocif, l’on pourrait permettre aux patients de vivre avec un cancer de manière chronique, comme c’est le cas avec l’arthrite ou le sida», explique Curzio Rüegg, professeur de pathologie à l’Université de Fribourg qui, avec le Swiss Integrative Center for Human Health, vient de lancer un programme sur les biopsies liquides.
Patrizia Paterlini-Bréchot a d’ailleurs développé une autre technique de détection précoce de l’invasion tumorale, qu’elle décrit dans un livre*: «Celle-ci se base sur la traque de cellules tumorales circulant (CTC) dans le sang des patients, relâchées par la tumeur encore naissante. Or celles-ci sont rares et ardues à identifier sans erreur. Nous avons mis au point une sorte de tamis permettant de les isoler sans perte. Elles sont ensuite identifiées par analyse au microscope.»
Enfin, plusieurs groupes tentent de repérer dans le plasma non pas des cellules ou de l’ADN tumoral, mais d’autres molécules (telles des protéines) caractéristiques de tumeurs spécifiques. Par exemple, en février, des chercheurs américains et chinois ont fait état d’un test bon marché et ultrasensible, permettant de diagnostiquer précocement le cancer du pancréas dans une quantité infime de sang.
Pour Patrizia Paterlini-Bréchot, toutes ces techniques d’analyse sanguine vont, à terme, compléter l’arsenal des oncologues. «Toutes se font encore de façon artisanale. Mais dès que des moyens pharma-industriels y seront alloués – et cela commence sérieusement –, leurs coûts pourront baisser énormément.»