
Faire le tour du monde en avion, sans escale, sans ravitaillement, et surtout sans émission polluante: c’est Climate Impulse, le nouveau projet de l’aventurier suisse Bertrand Piccard. Un possible exploit qui pourrait se concrétiser en 2028, si plusieurs difficultés techniques sont résolues. Reportage aux Sables d’Olonne, en Vendée (F), où est actuellement construit cet aéroplane futuriste
L’aérostier et psychiatre vaudois n’en est pas à sa première circumnavigation: en 1999, il a réalisé le premier tour du monde en ballon sans escale, avec son collègue britannique Brian Jones. Et entre 2015 et 2016, il a volé autour du globe à bord du Solar Impulse 2, propulsé par l’énergie photovoltaïque uniquement, mais avec plusieurs haltes, et en alternance avec son compatriote André Borschberg.Cette fois, Bertrand Piccard évoque un « vol ultime »: « C’est un vol qui n’a jamais été fait, et qu’on ne peut pas améliorer davantage: autour du monde, sans escale, sans aucune émission polluante », explique-t-il au 19h30 de la RTS. L’avion sera en effet propulsé par des moteurs électriques alimentés par des piles à combustibles, elles-mêmes fonctionnant à l’aide d’hydrogène « vert », c’est-à-dire produit avec des énergies renouvelables.
Et pour construire cet avion extrêmement léger tout en fibres de carbone et en matériaux composites, rien de tel que l’atelier d’un ancien navigateur au long cours: Raphaël Dinelli, marin de renom qui a effectué plusieurs fois le tour du monde sur les océans, en participant à plusieurs Vendée-Globe. Il y fabrique habituellement des coques de bateau.
Le réservoir [dont on a besoin] n’existe pas encore aujourd’hui. Avec nos partenaires, on est en train de le développer, avec de nouveaux matériaux
Dans l’immense mais anonyme hangar situé en banlieue des Sables d’Olonne, un long four électrique ressemblant à un container. « Nos pièces en fibres de carbone y sont cuites à 120°C », explique l’ingénieur, en s’apprêtant à dévoiler un longeron qui vient d’achever sa cuisson: « Une pièce maîtresse, qui tient l’aile de l’avion », dit-il en ouvrant les portes. « Vous sentez, il fait encore extrêmement chaud. Et comme prévu, le longeron a été maintenu sous vide pour compresser entre elles les couches de fibres de carbone. Tout s’est très bien passé. »
Aussi large qu’un avion de ligne
Cette aile mesurera 34m de long, soit autant que celle d’un avion de ligne comme l’Airbus A320. Mais l’enjeu principal de l’engin concerne le carburant: l’hydrogène est un élément hautement inflammable, qu’il s’agit de manipuler avec une extrême prudence.
« Les premiers vols tests se feront avec un réservoir éprouvé de 4m3, sous chaque aile, formé de plusieurs couches de métal », détaille Raphaël Dinelli. « Mais ensuite, pour le tour du monde, on va passer à un réservoir de 14m3 sous chaque aile. » Autrement dit: deux fois 11’000 litres d’un hydrogène liquide refroidi à -253°C, qui pourrait exploser en cas de fuite et de mise en contact avec l’air. « Ce réservoir n’existe pas encore aujourd’hui. Avec nos partenaires, on est en train de le développer, avec de nouveaux matériaux. C’est actuellement un verrou technologique du projet, mais on va y arriver! »
Recherche aussi autour du cœur du système de propulsion: les piles à combustibles, produites par la seule entreprise suisse impliquée dans le projet, GreenGT, établie à Morges (VD) et spécialisée dans les voitures de course électriques: « Une pile à combustible fonctionne de façon très simple », vulgarise son fondateur et directeur Jean-François Weber. « Il y a deux composants: l’hydrogène et l’oxygène de l’air. Lorsque l’on rapproche ces deux éléments, on recrée la molécule d’eau. Et on génère surtout deux électrons, donc beaucoup d’électricité. » Une électricité qui fait tourner les hélices d’un moteur électrique; il y en aura deux sur Climate Impulse.
La vidéo de présentation de Climate Impulse
« Les défis de cette pile à combustible, c’est de convertir un maximum d’hydrogène en énergie électrique », poursuit Amandine Cuenca, cheffe de la technologie pour Climate Impulse dans l’entreprise de matériaux Syensqo, issue du géant belge Solvay. « Aujourd’hui, on est autour de 50% de rendement pour cette conversion. Cela veut dire que la moitié de l’énergie de la pile est perdue sous forme de chaleur. On veut améliorer la performance à l’intérieur de cette pile à combustible pour augmenter le rendement », et tenter d’atteindre les 55%, voire 56%, condition pour pouvoir effectuer le tour du monde.
Nous continuons à croire en l’hydrogène. Nous sommes absolument convaincus qu’il s’agit d’une énergie d’avenir pour l’aviation. Mais il reste encore du travail
Avion à hydrogène: pas nouveau
Des recherches de pointe donc, mais qui ne sont pas nouvelles. Comme les avions à hydrogène d’ailleurs: des projets existent chez les grands constructeurs depuis des décennies, comme chez Boeing, ou Airbus qui a annoncé en 2020, dans le cadre d’un projet baptisé ZEROe, pouvoir faire voler d’ici 2035 un prototype d’avion (à hélice) à passagers.
Mais en février 2025, l’entreprise basée à Toulouse annonçait repousser ce délai sine die… Son président exécutif, Guillaume Faury, a expliqué cette décision lors du Airbus Summit le 24 mars 2025: « Avec cet avion, nous aurions pris le risque d’avoir une sorte de ‘Concorde à hydrogène’, qui serait une solution, mais pas une solution commercialement valable lorsque l’on souhaite changer d’échelle. Nous sommes donc arrivés à la conclusion qu’on ferait faux en ayant raison trop tôt. Le moment n’est pas encore venu. Nous continuons à croire en l’hydrogène. Nous sommes absolument convaincus qu’il s’agit d’une énergie d’avenir pour l’aviation. Mais il reste encore du travail. »
Du travail pour d’abord rendre ces avions à hydrogène compétitifs avec les autres avions; il s’agit en effet d’aéroplanes complètement différents du point de vue de leur construction, et qui coûtent pour l’instant bien plus cher à produire, donc à rentabiliser. Ensuite, les régulations internationales pour cette aviation à hydrogène font encore défaut. Enfin – et surtout – les réseaux de fabrication d’hydrogène « vert » et d’approvisionnement sur les aéroports du monde entier sont encore bien trop embryonnaires, si ce n’est inexistants.
De son côté, l’industrie aéronautique européenne observe le domaine avec intérêt. Mais dans sa dernière feuille de route vers une aviation « neutre en CO2 » (Net Zero) d’ici 2050, elle vient de faire passer de 20% à 6% la part estimée de la contribution de l’aviation à hydrogène dans les efforts pour atteindre cet objectif.
Rendre l’industrie de l’hydrogène désirable
La question n’est donc plus de savoir si l’on peut faire voler un avion à hydrogène: Airbus, Boeing ou d’autres compagnies et start-ups savent le faire. Dès lors, que cherche à montrer vraiment Bertrand Piccard? « Tous ceux qui disent que l’hydrogène, sur le plan industriel, est compliqué, sont des gens qui ont la mémoire courte. Le photovoltaïque, il y a 25 ans, c’était 40 fois plus cher qu’aujourd’hui, c’était une niche qui nécessitait des subventions. Aujourd’hui, c’est l’énergie la moins chère au monde. Avec l’hydrogène, cela va se passer exactement comme cela », dit-il.
L’explorateur considère que cela ne fait que justifier davantage son projet: « Il ne s’agit pas seulement de mettre en avant les bienfaits de l’hydrogène pour un vol expérimental », rétorque-t-il. « Il s’agit ensuite de rendre l’industrie de l’hydrogène désirable, à une époque où il y a très peu de demande et d’offre. Ce qu’il faut, c’est y aller avec l’esprit de pionnier, d’exploration. Montrer ce qui est possible, faisable. Et ensuite seulement, les industriels suivront. »








