Suite à l’initiative de Rothenturm, en 1987, plusieurs zones marécageuses de Suisse ont été protégées. Visite en six étapes de ce patrimoine naturel et culturel, en commençant par Les Ponts-de-Martel
Depuis l’allée basse en lattes de bois, Yvan Matthey se baisse, arrache une poignée de sphaignes, et serre cette touffe de mousses dans sa main. L’eau, en de minces filets, ne cesse de couler entre ses doigts pendant quelques secondes. «Cette tourbière fonctionne comme une éponge posée dans une assiette à soupe, l’assiette étant ici une couche d’argile recouvrant le socle en calcaire creusé par l’érosion glaciaire, il y a 12 000 ans», explique, sourire en coin, le responsable local de Pro Natura. Avant de décortiquer la masse végétale compressée: les sphaignes sont les plantes-architectes de la tourbière. Elles secrètent des acides qui donnent une couleur rouille à l’eau. D’où le nom: Marais-Rouge.
Située aux abords des Ponts-de-Martel, cette zone de marais d’importance nationale constitue la plus grande tourbière bombée de Suisse, même si sa surface a fortement diminué au fil des siècles. Occupant 1500 hectares vers l’an 1500, le biotope n’en couvre plus que 130 aujourd’hui, dont 4,6 au voisinage du village neuchâtelois. Qui a bien mis en valeur ce patrimoine culturel et naturel à l’aide d’un joli sentier didactique.
Ecosystème très fragile
Un passage dans les sous-bois mène d’abord au pied d’un mur de tourbage de presque deux mètres de haut, qu’enjambe une longue passerelle. «Ce front de coupe est une ancienne limite cadastrale, dit Yvan Matthey, en se plongeant dans l’histoire de la région. La tourbe a commencé à être exploitée ici en 1713, parcelle après parcelle. L’exploitation du bois battait alors son plein, ce qui ne laissait pas assez de temps aux forêts pour se reconstituer. Il fallait donc trouver d’autres combustibles pour se chauffer durant l’hiver.» Mais c’est surtout pendant les deux Guerres mondiales que la tourbière est sollicitée de façon quasi industrielle. Au point d’être presque anéantie. «C’est justement ce genre de zone de marais qu’a voulu protéger l’initiative de Rothenturm en 1987.»
Ces écosystèmes sont très fragiles: «Il faut une année à la tourbière pour former 1 mm d’épaisseur. Donc une profondeur de 8,5 mètres, comme ici sur la partie sommitale, correspond à 8500 ans de croissance!» L’ensemble joue aussi un rôle dans les échanges gazeux avec l’atmosphère: «Les tourbières sont des «pièges à CO2». L’accumulation des végétaux mal décomposés, qui jouent le rôle d’éponge, stocke du carbone. Mais si cette couche vient à être brassée – par le piétinement de l’homme – cela permet l’introduction de l’oxygène contenu dans l’air. Alors, une combustion naturelle a lieu, ce qui dégrade la tourbière.»
Autre menace latente: l’agriculture. «Les fossés de drainage des champs vident un peu la tourbière. Le sol étant moins gorgé d’eau, d’autres végétaux, des arbustes d’abord, puis des bouleaux ou épicéas, prennent racine. «Parfois, il faut se forcer pour se dire qu’on est dans une tourbière», admet Yvan Matthey.
Sur la deuxième moitié du parcours, la végétation est moins dense. «Nous sommes dans la zone où la tourbe horticole a été exploitée de 1960 à 1995.» Là, noirâtre, elle affleure. «La température du sol peut atteindre 55°C en surface. Si bien que peu de plantes peuvent pousser. A l’époque de l’exploitation, la tourbe nue devait subir durant l’hiver l’action du gel-dégel, avec pour effet de la fractionner. Elle pouvait alors être raclée sur 20 cm d’épaisseur, et commercialisée.
Aujourd’hui, presque toute la tourbière a été rendue à la nature. Le Marais-Rouge est devenu une niche écosystémique très riche dans laquelle, au détour du sentier, on peut observer l’aeschne (espèce de libellule) virevoltant sur les airelles, et entendre les gazouillis du pipit farlouse. Ou alors croiser des lézards vivipares ou la vipère péliade, dont la population est endémique. Au petit matin, transpercé par des rais de lumière, le Marais-Rouge scintille de mille verts. Mais lorsque le ciel s’assombrit, que l’humidité atrophie l’air, ces marais putrides s’emplissent d’une solennité sépulcrale. Pas étonnant, dès lors, que les habitants des villages l’appelaient la «zone du Diable».
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