Le Human Brain Project est bel et bien retenu par l’Union européenne dans son concours au milliard d’euros de subvention sur dix ans. Le projet de l’EPFL veut d’ores et déjà ratisser plus large, vers les Etats-Unis et le Moyen-Orient
C’est avec un frugal café-croissant mais d’immenses sourires que, lundi, dans cet hôtel proche du palais de Berlaymont, à Bruxelles, tous les responsables de l’EPFL ont fêté l’aube de ce «jour important pour la science européenne, pour la place de l’Europe dans le monde», comme le dira plus tard Neelie Kroes. Confirmant la nouvelle qui avait fuité la semaine passée (LT du 25.01.2013), la commissaire européenne chargée des Nouvelles Technologies a annoncé les deux lauréats de son concours «Flagships», portant sur les technologies futures et émergentes (FET) et doté de 1 milliard d’euros: Graphene, initiative basée en Suède qui veut développer un matériau électronique révolutionnaire, et Human Brain Project (HBP), dont la maison mère est l’EPFL et qui se propose de modéliser le cerveau à l’aide de superordinateurs. «C’est fantastique! Le début d’une nouvelle ère en neurosciences», ne tarissait pas Henry Markram, le père de ce projet.
Lors des interviews, que ne cessaient d’interrompre des coups de fil de félicitations, c’est un Patrick Aebischer soulagé qui a rappelé avoir lancé cette impulsion il y a dix ans en faisant venir Henry Markram dans la haute école qu’il préside. Dans les communiqués de presse, discutés à l’heure de l’apéro, le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann a complimenté l’EPFL, tout en soulignant que la Suisse est aussi bien présente, avec divers instituts, dans le projet suédois. Et de relever la pertinence du modèle helvétique d’organisation de la recherche. «Une fois de plus, la Suisse et le domaine des EPF ont prouvé l’excellence de leur recherche dans la compétition internationale», a abondé Fritz Schiesser, président du conseil des EPF. Quant aux Conseils d’Etat vaudois et genevois, ils ont salué cette décision historique faisant de la Métropole lémanique «la capitale européenne des neurosciences».
Les deux projets lauréats présentent des niveaux de risque de résultats variables. Du côté de Graphene, il est aisé de deviner à quelles applications ce matériau à base de carbone pourra aboutir. Le Human Brain Project, lui, va suivre une voie moins bien tracée, plus exploratoire. «Le risque est inhérent à la science et à la recherche, a répondu Neelie Kroes au Temps, qui lui demandait les critères de sélection de ce choix si opposé. Et ce risque doit être géré de façon adéquate.» Mais les Flagships finalistes «ont montré qu’ils en étaient capables. Graphene contient aussi moult défis. Quant au HBP, il s’agit de comprendre ce qui constitue l’essence de notre humanité. Et si, en dernier lieu, l’ouverture initiale de ce projet permet de trouver des perspectives pour résoudre des problèmes [liés aux maladies neurodégénératives], je lui en serais reconnaissante. Plus tôt ces solutions arriveront, mieux ce sera dans un contexte de population vieillissante.» Et de conclure: «Ces deux excellents projets bénéficient du plus gros investissement dans la recherche jamais annoncé» par l’Union européenne.
L’annonce faite lundi a d’ailleurs été l’occasion pour les entités concernées de faire leurs comptes. «C’est la première fois, se réjouit Patrick Aebischer, que j’entends Neelie Kroes affirmer que chacun des projets va être soutenu pendant dix ans à 50% par l’UE, ce qui équivaut à un total de 500 millions d’euros. Si c’est le cas, le budget total du HBP, 1,19 milliard d’euros, pourra être facilement garanti.» Pour l’heure, l’UE n’a débloqué pour chacune des initiatives que 54 millions pour les 30 prochains mois, les dizaines suivantes devant provenir du futur Programme-cadre de recherche, dont le budget sera âprement rediscuté dès la semaine prochaine. Or, sur les 54 millions alloués au HBP, seuls 10 reviendront réellement à l’EPFL. Le reste sera réparti entre les pays hébergeant des instituts «satellites» du HBP (Allemagne et France surtout) et un «appel à idées», obligatoire mais ciblant des points précis, «auquel n’importe quel groupe européen hors ceux du consortium pourra proposer des idées de recherches», explique Gérard Escher, conseiller du président de l’EPFL. L’autre moitié du pot commun total de 1 milliard d’euros par projet devra provenir des pays impliqués. En Suisse, le conseil des EPF a déjà attribué 75 millions de francs jusqu’à fin 2016 au HBP. «Il ne faut préjuger de rien, et tout dépend du parlement et du Conseil fédéral, mais je ne vois pas comment il n’en serait pas de même pour les années suivantes, dit Fritz Schiesser, répondant à une interrogation de Patrick Aebischer. De leur côté, la France et l’Allemagne, attirées autant scientifiquement que stratégiquement dans le HBP pour lui donner une envergure continentale, et désormais aussi en première ligne, devraient contribuer à hauteur de plusieurs dizaines de millions par an. «L’Allemagne est connue pour soutenir 20% de tout ce qui se passe en Europe», rit Karlheinz Meier, de l’Université de Heidelberg, responsable du pan neuromorphique, à savoir la reproduction des circuits neuronaux à l’aide de leurs pendants électroniques micro-imprimés.
Enfin, les pontes du HBP voient déjà au-delà du Vieux Continent. D’une part, ils viennent d’avaliser une collaboration avec la King Abdullah University of Science and Technology, en Arabie saoudite. «L’UE n’acceptant pas de participants hors Europe, l’accord porte sur le Blue Brain Project, le prédécesseur du HBP à l’EPFL», dit Patrick Aebischer. Les Saoudiens apportent, eux, la puissance des superordinateurs de simulation qu’ils envisagent d’installer chez eux ainsi que 1,5 million de dollars sur deux ans.
D’autre part, les neuroscientifiques lausannois ont commencé à travailler de concert avec le Allen Institute for Brain Science de Seattle, l’un des quelques autres acteurs mondiaux dans la course à la simulation du cerveau, auquel son fondateur, l’ancien patron de Microsoft, a légué 500 millions de dollars. «Il s’agit pour l’instant, explique Allan Jones, son directeur, d’échanges de données sur la description des propriétés fonctionnelles des cellules nerveuses.» «La preuve que nous souhaitons un projet largement intégratif de toutes les neurosciences, dit Henry Markram. Nous intégrerons ces données dans nos simulations et dans les modélisations de notre futur CERN du cerveau. Et il est maintenant grand temps de commencer.»