Au Schnidejoch, les glaces ont fait apparaître les affaires d’un chasseur du néolithique, les plus anciennes jamais trouvées dans les Alpes.
l fait un temps de chien sur le col du Schnidejoch, ce jour du début du XXVIIIe siècle av. J.-C. Luttant contre le blizzard, un chasseur – nommons-le «Schnidi» – rassemble ses forces pour franchir cette selle rocheuse située à 2756 mètres, où passe la sente qui relie les actuelles villes de Sion et de Thoune. Et là, a-t-il simplement glissé, perdant l’équilibre puis son équipement, avant de poursuivre son périple? Ou, pire, est-il tombé d’une corniche ou dans une crevasse? Les fruits de l’imagination resteront à jamais loin de la réalité. L’arc, son étui en écorce de bouleau, et les flèches à pointe de pierre du voyageur, eux, sont bien réels. Ces accessoires ont été trouvés en 2003 par une randonneuse qui longeait le glacier voisin du Wildhorn.
400 objets
Depuis, le Service archéologique cantonal bernois mène chaque été une course aux reliques dans la région. En cinq ans, ses membres ont retrouvé 400 objets, datant d’époques variables. Le plus ancien a été présenté hier à Berne, lors d’un colloque: il s’agit d’un morceau de pot en bois doté d’une anse, qui date environ de 4400 av. J.-C. Il est donc 1000 ans plus vieux que la célèbre momie Ötzi, retrouvée sur un glacier des Dolomites. «Nous savons maintenant que les découvertes du Schnidejoch sont les plus anciennes du genre jamais faites dans les Alpes», déclare Albert Hafner, responsable du projet.
Ces découvertes sont rendues possibles par le fait que, souffrant du réchauffement climatique, les glaciers alpins se retirent inexorablement. Le col du Schnidejoch était bouché de glace il y a une quinzaine d’années. Aujourd’hui, l’été, il laisse apparaître la caillasse, ainsi que tous les objets qui y ont été perdus durant les cinq épisodes climatiques plus chauds de l’histoire pendant lesquels ce passage était dégagé de sa glace, devenant alors le trajet le plus court, et le plus fréquenté, entre le Plateau suisse et la vallée du Rhône.
Les objets mis au jour, datés avec la méthode du carbone 14 à l’EPFZ, peuvent être répertoriés selon trois époques principales. Les plus récents, des dizaines de clous de caligae (godillots romains), une fibule argentée et des monnaies notamment, datent de 200 avant à 970 après J.-C. Une douzaine de pièces, dont une aiguille à tête sculptée et des ligatures en branches utilisées par les muletiers pour fixer leur chargement, sont rattachées à l’âge du bronze (2140 à 1530 av. J.-C.). Mais les trouvailles les plus anciennes, datant du néolithique (plus précisément de 3650 à 2270 av. J.-C.) sont aussi les plus intéressantes: l’équipement complet du chasseur «Schnidi», bien sûr, mais aussi une pièce de cuir provenant d’une jambière, une cape, ainsi qu’une peau d’un mocassin qui se fixe par des liens autour du pied.
Les scientifiques ne s’arrêtent pas aux fouilles. Ils commencent à faire parler ces témoins du passé. Hier, à Berne, plusieurs d’entre eux ont présenté leurs recherches.
Albert Hafner a tenté d’expliquer d’où pouvaient venir la plupart des objets. Leur origine semble toute trouvée: le col du Schnidejoch est sur le chemin qui relie le plus directement Sion et Thoune. Or ces deux villes, surtout la première, abritaient justement des sites historiques d’importance, tant au néolithique que durant l’âge du bronze. En témoignent les nombreux monuments funéraires mis au jour (dont la fameuse nécropole du Petit-Chasseur à Sion), ainsi que leur contenu.
Une histoire de cuir
De son côté, Angela Schlumbaum, de l’Université de Bâle, s’est demandé de quel cuir était fait le morceau du mocassin retrouvé. Les techniques modernes de séquençage d’ADN font des merveilles: en analysant des bribes du matériel génétique contenu dans les cellules de cette peau, bien conservée grâce à la glace et à l’air froid des montagnes, elle a pu découvrir que cet épiderme était de type caprin. Plus exactement: il provient de l’une des six souches principales de chèvres domestiquées par l’homme, celle qui trouve son origine en Grèce. De là à dire que «Schnidi» s’est fait fabriquer ses chaussures dans le Péloponnèse, il y a un pas que la chercheuse ne fait pas. En revanche, elle en tire des enseignements sur l’histoire de la domestication des animaux de rente: «Cela nous montre que la diversité des chèvres en Europe était déjà grande à l’époque, et suivait des distributions plus grandes qu’aujourd’hui.»
Marquita Volken est allée plus loin dans le concret. L’archéologue et directrice de Gentle Craft (Musée de la chaussure à Lausanne) a reconstitué ce à quoi pouvait ressembler ledit soulier (voir dessin), et la manière de le chausser. Tandis que son mari, Serge Volken, a recréé les techniques de tannage qu’ont pu utiliser ses manufacturiers; elles étaient si efficaces que les archéologues ont pu se passer de mesures conservatoires importantes.
Outre ces derniers, les climatologues tirent aussi leur épingle de ce jeu de recomposition historique. «En fonction de la datation des objets retrouvés, nous pouvons reconstituer les mouvements des glaciers aux mêmes époques, autant au Schnidejoch que dans l’Ötztal, explique Martin Grosjean, directeur du Centre Oeschger de recherches sur le climat, coorganisateur du colloque. Et cela d’autant mieux qu’à cette altitude, près de la zone d’équilibre du glacier, celui-ci réagit quasiment en temps réel à des périodes climatiques plus chaudes.» Au bout de sa langue, par contre, il faut parfois attendre 20 à 60 ans pour observer une réponse à l’augmentation des températures. «De plus, le fait que ces objets aient été ramassés immédiatement après avoir été délivrés des glaces est une chance inouïe: cela nous permet de dire que le glacier n’a jamais été aussi restreint. En effet, après quelques jours d’exposition à l’air libre, ils auraient été détériorés par le soleil et emportés par les vents, nous privant de toute information.»
Par bribes, le puzzle prend donc forme et raconte l’histoire du col du Schnidejoch. Manque encore la pièce centrale: «Schnidi». «Il est possible que l’accident qui lui a fait perdre son équipement ait aussi causé sa mort», dit Peter Suter, responsable des fouilles au Service archéologique. Et donc que le «cousin» d’Ötzi soit encore dans les plaques de glace qui parent la caillasse! Des recherches ont été menées avec des chiens de la police milanaise, dressés pour trouver des restes humains. Sans succès. «Aujourd’hui, les chances sont maigres, admet Peter Suter, car le champ de glace concerné est devenu très petit.»
