Rolf Heuer, 64 ans, dirige depuis 2009 le CERN, sis à Meyrin, près de Genève. Alors que l’organisation est sous les feux des projecteurs depuis deux ans pour ses découvertes révolutionnaires, le physicien allemand veut profiter de cette notoriété pour faire comprendre l’importance d’une science visant à accroître le savoir commun de l’humanité
Le CERN fait partie du paysage genevois depuis 60 ans: l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire y a été installée en 1954. Son actuel directeur général, l’Allemand Rolf Heuer, en poste depuis 2009, a eu le privilège d’annoncer la découverte du «boson de Higgs», la particule tant traquée par les physiciens. Une avancée possible grâce à l’accélérateur LHC, en réfection encore pour une année.
Le Temps: Comment avancent ces travaux d’amélioration?
Rolf Heuer: Très bien. Les équipes impliquées sont très motivées. J’ai confiance que, dès janvier 2015, un faisceau de particules circulera dans l’accélérateur. Nous allons pouvoir observer des collisions à l’énergie attendue (14 TeV), au lieu de la moitié jusque-là (7 TeV). Nous pourrons alors étudier en détail les caractéristiques du boson de Higgs, encore bien mystérieux. Et aussi, peut-être, voir apparaître des particules inédites, signes de l’existence de cette fameuse «matière sombre» de nature inconnue, qui emplit le quart de l’Univers.
– En 1954, alors que la recherche en physique nucléaire était teintée d’aspects militaires, Genève a été choisie pour installer le CERN car la Suisse était neutre. La ville serait-elle encore désignée aujourd’hui?
– Un autre critère du choix, jadis, fut l’excellente acceptation par la population. L’image de Genève dans le monde est excellente, avec ses organisations intergouvernementales, dépendantes ou non de l’ONU. Les gens, ici, ont l’habitude de travailler avec elles. Cet endroit est unique au monde. Et le CERN – même aujourd’hui – aurait toutes les raisons de s’y installer.
– Qui profite le plus de qui? Le CERN de cette aura internationale? Ou Genève de la popularité du CERN?
– Cela va dans les deux sens. Le CERN tire profit de l’acceptation du statut international de la ville dans les milieux politiques, ainsi que des réseaux que nous pouvons créer avec les institutions onusiennes.
– Un exemple?
– C’est sur le site du CERN qu’est hébergé le centre de collecte de données du programme Unosat, qui utilise les technologies satellitaires pour répondre aux défis auxquels doit faire face la communauté internationale (catastrophes naturelles, conflits avec migration de réfugiés…). Lors du vote sur l’indépendance au Sud-Soudan par exemple, les résultats ont été analysés ici. Le CERN pourvoit une assistance technique à cette institution. Surtout, ce genre de partenariat me permet de répéter l’importance des recherches fondamentales, qu’elles soient menées ici ou ailleurs. Les politiciens, sans les influencer, doivent plus écouter les scientifiques. C’est crucial. Je leur demande de penser la science sur le temps long, et non sur des cycles courts, ceux des élections… Ils doivent comprendre que le savoir commun est nourri par ces grandes questions de base auxquelles tentent de répondre les scientifiques. Mais petit à petit, ce credo est entendu.
– On présente le CERN comme un lieu de paix, où Israéliens et Iraniens, Pakistanais et Indiens travaillent main dans la main. Concrètement, en quoi le CERN peut-il aider à résoudre des conflits?
– Je ne suis pas naïf au point de croire qu’il le peut. Mais, au moins, on peut montrer que, pour autant que les aspects politiques soient mis de côté, les représentants de ces communautés en froid peuvent Å“uvrer ensemble. Le CERN joue d’ailleurs un rôle central dans le projet Sesame, dont le but est d’installer un synchrotron en Jordanie. Participent à ce projet autant des physiciens jordaniens, palestiniens et iraniens qu’israéliens (LT du 03.05.2013). Avec l’argent de l’UE, le CERN assure la construction des aimants. Et deux des anciens directeurs du CERN (le Britannique Chris Llewellyn Smith et l’Allemand Herwig Schopper) font partie du directoire du projet; ils aident à aplanir les difficultés qui doivent inévitablement apparaître – les parties prenantes, parfois non-scientifiques, ne voulant pas entendre telle ou telle déclaration. On espère le premier faisceau en 2015.
– En décembre 2012, le CERN a obtenu le statut d’observateur à l’ONU. Que faire de cette tribune?
– En décembre, j’ai déjà tenu un discours lors de la 6e session du Groupe de travail sur les objectifs de développement durable, pour préparer l’après-2015. Il a été bien reçu, tant nous, scientifiques, parlons une langue autre que celle des diplomates et politiciens. Nous avons l’habitude de dire les choses diplomatiquement, mais de manière très claire.
– Quelles choses, par exemple?
– Que l’éducation doit constituer une des priorités absolues. Sans cela, on perd le savoir commun. Ban Ki-moon ayant mis la science dans l’agenda de son second mandat, c’est l’occasion unique pour moi de rappeler que toutes les innovations révolutionnaires qui modèlent notre vie quotidienne sont basées sur des découvertes fondamentales obtenues dans le temps long de la recherche. Par exemple, on peut tenter d’accroître la lumière d’une bougie en améliorant la qualité de la mèche ou de la cire – c’est là de la recherche ciblée, nécessaire aussi. Mais jamais l’on aurait ainsi découvert l’ampoule à incandescence.
– Au-delà de la défense des intérêts de votre branche, vous semblez en faire un combat personnel…
– Combat n’est pas le bon mot. Mais j’ai le sentiment que les gens oublient trop vite comment des gadgets comme votre iPhone, qui sert à m’enregistrer – un objet qui n’existait pas il y a six ans! –, sont faits, et toute la science qu’il y a derrière. Aujourd’hui, les jeunes de 20 ans n’ont jamais vu le monde sans Internet! Savent-ils seulement les efforts qui ont conduit à sa naissance? Je suis effaré, parfois, d’en voir certains dire qu’«on n’a pas besoin de la physique.» Selon un sondage, ce à quoi la majorité disent aspirer, c’est la célébrité: elle est facile à acquérir et rapporte de l’argent. Beaucoup ne cessent de changer d’activités, sans pour autant avancer. A l’inverse, dans la science comme dans la vie, il faut pouvoir affronter les problèmes et non baisser trop vite les bras. Or, pour revenir à mon message délivré à l’ONU, une bonne éducation est indispensable pour y parvenir.
– Revenons au CERN, qui accueille cette semaine un colloque sur les futures grandes installations en physique des particules (LT du 07.02.2014). On parle de construire un accélérateur de 100 km de circonférence, ici ou en Chine, et un accélérateur linéaire au Japon. Le CERN restera-t-il toujours le centre névralgique en physique des particules?
– Je l’espère. Je suis confiant. Outre un personnel scientifique et technique très qualifié, il existe déjà ici une infrastructure de recherche: vous ne pouvez pas construire un accélérateur géant sans en avoir d’autres, plus petits, pour lancer le faisceau. Il existe aussi au CERN, construit entre la France et la Suisse, des instruments légaux qui facilitent le travail, comme l’immunité accordée aux employés et une absence de taxe sur la livraison de certains biens – car, avec plusieurs Etats membres et autant de législations, ce serait sinon un casse-tête. Toute cette organisation serait complexe et chronophage à reconstruire ailleurs. Bien sûr, la Chine peut décider de se lancer seule, mais cela lui sera très difficile sans l’appui de notre communauté.
Cela dit, les discussions n’en sont qu’à leurs débuts. Il faudra surtout, pour que la construction de la future grande machine soit soutenue par les décideurs, qu’elle soit motivée par un «appât scientifique». Aujourd’hui, on ne peut qu’espérer que le LHC, durant ces vingt prochaines années, entrouvrira de telles portes vers une nouvelle physique.