Sa spécialité? Les «branes». Une théorie qui décrit un Univers aux dimensions supplémentaires! Et expliquerait les fondements de la physique. Envolée avec Lisa Randall, chercheuse parmi les plus citées au monde
Son univers, c’est la «cosmologie branaire». Un monde de théories absconses et de formules mathématiques dont elle s’est entichée au lycée déjà. Un peu par jeu, beaucoup par plaisir, sans suivre un modèle, et sans trop savoir où cela allait la mener. Lisa Randall est aujourd’hui l’une des physiciennes les plus citées au monde, classée par le Time parmi les «100 personnes les plus influentes de la planète». La chercheuse américaine enseigne à l’Université Harvard, et était de passage à l’EPFL, pour recevoir le Prix Erna-Hamburger, remis par la Fondation WISH (Women in Science and Humanities Foundation); il couronne une carrière féminine exemplaire dans les sciences.
Le Temps : Vous devez être pour le moins impatiente…
Lisa Randall : A quel sujet?
– Le LHC, l’accélérateur de particules a redémarré. Les collisions à haute énergie sont prévues pour le 30 mars.
– Avec mes collègues, nous attendons cela depuis très longtemps…
– Quelles chances avez-vous de découvrir quelque chose?
– Nous disposons de plusieurs hypothèses, parfois exotiques, permettant d’expliquer certaines propriétés de l’Univers. Sans savoir toutefois laquelle est juste… Ainsi, on connaît bien le concept de masse, mais il reste deux vastes questions à ce sujet: d’abord, d’où vient le fait que, justement, les particules élémentaires (électrons, quarks, etc.) ont une masse? Ensuite, pourquoi les échelles de masses (ou d’énergies, selon l’équivalence d’Einstein E = mc2) sont-elles si vastes dans ce qu’on peut observer dans l’Univers, allant des infimes particules élémentaires aux gigantesques énergies impliquées dans le Big Bang? Cette question en ouvre une autre, plus cruciale encore: pourquoi la force de gravité entre ces masses est-elle si différente des trois autres forces de la nature, l’électromagnétisme, l’interaction forte (la «colle» entre les composants des noyaux des atomes) et l’interaction faible (à la base de la désintégration nucléaire)?
– Pourtant, c’est la force de gravité qui commande au cirque des planètes? Elle doit être importante…
– Songez que même si toute la Terre vous attire vers elle, un petit saut sur vos pieds vous permet de vous en départir momentanément. Songez aussi qu’un simple aimant suffit à soulever un trombone en métal du sol, quand bien même ce dernier subit l’attraction de la planète. Au niveau corpusculaire, la gravitation qui s’exerce entre deux électrons est 10E45 fois moins grande que la force électrostatique! En résumé, la force de gravité est donc incommensurablement plus faible que les trois autres forces. Les physiciens peinent à expliquer un tel écart. C’est le «problème de la hiérarchie».
– Quelles sont les idées pour résoudre ces deux dilemmes?
– Pour expliquer pourquoi les particules ont une masse, un physicien a imaginé le «champ de Higgs» (qui porte donc son nom).
Il emplirait tout l’espace et allouerait leur masse aux particules qui le traversent (lire ci-dessous).
– Et pour le problème de hiérarchie?
– Une théorie sur laquelle travaillent moult physiciens, la supersymétrie, propose que chaque particule possède un corpuscule «partenaire», beaucoup plus lourd – le pendant de l’électron serait ainsi le «sélectron». Or ces «sparticules» jusque-là invisibles pourraient être observées au LHC au CERN!De mon côté, je m’intéresse aussi à une autre idée. Selon la théorie d’Einstein, l’espace-temps n’est pas plat et uniforme, mais plutôt partout courbé et distordu par la matière et l’énergie. Selon les équations, cet espace-temps peut être chiffonné au point que des pans entiers de l’Univers nous seraient complètement inaccessibles, voire que pourraient exister des dimensions supplémentaires, de taille infime ou infinie, qui nous échapperaient. Un des concepts qui permet de les décrire recourt aux «branes».
– De quoi s’agit-il?
– Le vocable vient du mot «membrane». Imaginez un rideau de douche, qui est en deux dimensions (2D), situé dans une salle de bains en 3D. Une goutte d’eau collée au tissu ne peut glisser que sur lui, et pas dans toute la pièce. On peut donc dire que l’«univers» de cette goutte est uniquement le rideau en 2D, quand bien même elle se trouve bien dans l’espace en 3D qu’est la salle d’eau. Avec un peu d’abstraction, on peut imaginer les hommes à l’image de la goutte d’eau: notre espace, que nous savons avoir trois dimensions spatiales et une temporelle, peut lui-même se trouver dans un espace ayant une ou des dimensions supplémentaires – cachées? – auxquelles nous n’aurions pas accès. Ainsi, le rideau de douche est appelé «brane» en 2D; et nous vivons dans une brane en 3D.
– Quel lien avec la force de gravité?
– [Sourire] J’y viens, justement: nous savons des équations qu’il est possible de circonscrire, ou «emprisonner», dans la brane dans laquelle nous vivons, toute la matière et les trois forces fondamentales autres que la gravité. Cela veut aussi dire qu’il peut exister d’autres branes où évoluent des particules différentes, où se déroule une autre chimie, où s’exercent d’autres forces. Par contre, la gravité ne peut pas être confinée à une brane, elle fait effet partout, interagit avec toute la matière et l’énergie, où que celles-ci soient. Il s’agit vraiment d’une force universelle à part, dont la nature, définitivement plus fondamentale, reste à préciser. Nous supposons ainsi – c’est la résolution des équations d’Einstein sur la relativité qui nous le dit – qu’il existe dans une cinquième dimension une brane dans laquelle la force de gravitation est beaucoup plus importante que dans notre brane. Ainsi, il existerait un «autre» Univers parallèle au nôtre, qui serait décrit par cette brane. Et cet Univers n’est pas forcément très éloigné, il est juste invisible directement.
– Tout cela demeure très théorique. A tel point que certains de vos collègues estiment que vous poursuivez une «chimère»…
– Je ne travaille pas uniquement sur des idées abstraites, mais sur des concepts qui pourraient expliquer le fonctionnement de l’Univers. Et surtout que je peux mettre à l’épreuve de l’expérimentation. Ainsi, si notre thèse est correcte, devraient apparaître au LHC des particules inédites qui y correspondent, dont l’existence a été prédite par les physiciens Kaluza et Klein dans les années 1930. Nous travaillons donc actuellement à mettre au point des modèles qui permettront aux expérimentateurs de savoir où et quoi chercher dans le flot de données qu’ils récolteront des collisions de particules du LHC. Cela dit, cela prendra du temps…
– Etes-vous confiante de trouver ce que vous cherchez?
– Oui. Mais je le serais plus avec une machine encore plus puissante…
– Espérez-vous aussi trouver cette «théorie du tout» qui réunirait les quatre forces fondamentales et, surtout, de la relativité générale (qui décrit le monde de l’infiniment grand) à la mécanique quantique (qui gouverne l’infiniment petit)?
– Ce serait la cerise sur le gâteau. Mais il faut rester réaliste: pour y arriver, il faudrait atteindre des niveaux d’énergie, dans les collisions, de 15 à 16 ordres de grandeur plus hauts que ceux pour lesquels le LHC a été construit. Il est difficile d’imaginer les accélérateurs de particules nécessaires pour atteindre cet objectif. Là, nous avons envie de savoir si l’on est sur le bon chemin, et de solidifier nos bases. Car la question de la gravité est vraiment une épine dans le pied de notre édifice théorique.
– L’une des thèses unificatrices les plus sérieuses est la théorie des cordes. De quoi s’agit-il?
– Elle postule que les briques fondamentales ne sont plus des particules, mais d’infiniment petites cordes, décrites cette fois dans un espace à 11 dimensions! Et tous les corpuscules ne seraient que l’image de cordes vibrant différemment. Cette théorie inclut d’ailleurs celle des branes: toutes les cordes infinitésimales seraient «attachées» aux branes par une de leurs extrémités, et influenceraient le comportement de ces dernières. Toutes sauf une: celle qui décrirait les «gravitons», ces corpuscules encore furtifs qui «porteraient» la force de gravitation. Ces cordes-là seraient fermées sur elles-mêmes, formant des boucles. Elles pourraient circuler librement d’une brane à l’autre. Et justifier le fait que la force de gravitation est ubiquitaire. Tout se tient…
–… mais reste diablement difficile à visualiser…
– Je l’admets. Mais c’est vraiment dans notre esprit une combinaison d’idées un peu folles et de conséquences testables. Tout cela fait partie des grandes questions qu’il est utile de se poser, et qui intéressent les gens. Peut-être n’avons-nous pas encore des machines assez puissantes pour tout découvrir. Mais je suis totalement confiante dans le fait que quelque chose de cardinal se cache dans ce vaste champ d’exploration.