Le télescope spatial a été lancé le 24 avril 1990. En vingt ans, il a révolutionné l’astronomie. Retour sur un outil fantastique avec l’astronaute suisse, qui l’a réparé par deux fois
Vingt ans. Voilà deux décennies que le télescope spatial Hubble, lancé le 24 avril 1990, fournit des images époustouflantes du cosmos, depuis son orbite à environ 600 km d’altitude, avec son miroir de seulement 2,4 mètres de diamètre. Une optique qui s’est avérée défectueuse dès le départ. L’astronaute suisse Claude Nicollier fut de ceux qui ont eu la tâche de réparer l’engin, lors de deux missions. Pour Le Temps, il revient sur ces expéditions hors du commun, et raconte la saga de Hubble.
Le Temps: Comment décririez-vous le lien qui vous unit à Hubble,un fabuleux objet de sciences que vous avez eu entre vos mains?
Claude Nicollier : C’est vrai, je l’ai touché par deux
fois. La première, en 1993, avec le bras robotique, qui était une extension de mon propre bras. La deuxième fois, en 1999, c’était avec mes mains gantées.Mon lien avec lui est assez profond, car nous, astronautes, avons dû beaucoup apprendre sur Hubble avant la première visite de réparation, en 1993. Il s’agissait de bien comprendre le télescope, sa dynamique, ses caractéristiques mécaniques, car on devait faire des interventions à différents niveaux (instruments scientifiques, gyroscopes, panneaux solaires). J’ai donc étudié beaucoup d’aspects techniques de Hubble: en fait, c’est devenu un ami. Et bien plus surtout: une machine à découvertes absolument fantastique.
– En quoi cet outil a-t-il été révolutionnaire pour l’astronomie?
– Il nous a livré des images d’une résolution telle qu’on a observé des choses qu’on n’avait jamais vues avant. Tout spécialement dans deux domaines particuliers: d’une part, il a permis d’étudier la formation des étoiles – les protoétoiles – à partir de la matière stellaire, mais aussi la fin de vie des étoiles, les nébuleuses planétaires. On a pu les ausculter avec un degré de détails jamais atteint auparavant, étudier notamment les interactions d’ondes de choc à la suite des réactions nucléaires instables qui se produisent. Des phénomènes qui sont non seulement d’une importance du point de vue de la physique, mais aussi, simplement, d’une grande beauté.D’autre part, Hubble a permis de visualiser les objets extragalactiques. Les images qui me touchent encore le plus sont celles du champ profond (Deep field): l’idée était prodigieuse d’avoir un télescope qui reste pointé durant des jours sur sa cible – et c’est seulement possible depuis l’espace – et qui accumule les photons (particules de lumière) les uns après les autres, jusqu’à obtenir des images de galaxies extrêmement lointaines, il est vrai pas avec une très grande résolution. Mais malgré tout, on a pu déterminer la morphologie grossière des galaxies distantes de plusieurs milliards d’années-lumière. C’est ce qui m’émeut le plus. Mais on a appris évidemment tellement davantage: sur le système solaire, les aurores boréales, les pôles de Saturne, les cicatrices laissées dans l’atmosphère de Jupiter par l’impact de la comète Shoemaker-Levy, en 1994.
– Hubble, toute une saga. Qui, comme toutes les sagas, a débuté de manière chaotique…
– C’est vrai. Tout a commencé de façon presque tragique: on a constaté qu’on avait lancé en orbite relativement haute un télescope qui avait un défaut inacceptable dans la forme hyperbolique de son miroir principal de 2,4 m de diamètre: celui-ci était trop «plat», c’est-à-dire pas assez incurvé de 2 microns (2 millièmes de millimètre) sur sa périphérie. Ce qui ne permettait pas d’avoir des images nettes. Mécaniquement, c’était une petite erreur, mais du point de vue optique, c’était inacceptable. Et fortement embarrassant pour la NASA… Il a fallu corriger cette erreur par l’installation d’un système de miroirs internes, installés lors de la première mission en décembre 1993. De même, la caméra à grand champ de Hubble que j’ai aidé à installer en remplacement de l’originale tenait compte de ce défaut. Pour nous, ce fut un des grands succès, car toutes les belles images sont sorties d’elle. [Cette caméra a été à nouveau changée en 2009, lors de la dernière mission de révision.]
– Comment la NASA a-t-elle pu commettre une telle erreur concernant le miroir?
– Des raccourcis ont été pris lors des tests au sol, car les budgets avaient déjà été dépassés. Les ingénieurs de la NASA ont fait confiance aux constructeurs d’un miroir d’une précision si extraordinaire. En fait, la référence pour la taille était légèrement biaisée à la suite d’une erreur humaine. Et les techniciens n’ont pas fait les contrôles qui auraient révélé assez rapidement l’erreur, puisqu’elle était grossière. C’est une leçon, comme dans toutes les grandes bévues des programmes spatiaux.
– Dans le rôle de «mécanicien de l’espace», vous a-t-il été difficile de réparer ce télescope?
– Il a en fait été conçu pour la maintenance dans l’espace: les objets qu’on peut échanger, comme l’ordinateur principal de bord, sont assez modulaires. Il s’agit souvent «simplement» de dévisser quelques boulons captifs (qui restaient attachés à la structure), et de débrancher des connecteurs de câbles. Certaines de ces manÅ“uvres avaient été répétées dans l’eau sur un modèle haute-fidélité. Le défi n’était pas le travail en soi – il est assez facile. L’enjeu était plutôt lié au fait que l’on travaille d’une part en l’absence de pesanteur, et d’autre part avec un scaphandre qui nous limite considérablement dans la visibilité et la mobilité. Voir et opérer des systèmes complexes dans des coins n’était pas aisé. Parfois, on devait y aller un peu à l’aveugle et au toucher.
Cela dit, il a parfois fallu fabriquer des outils spécifiques pour faire des modifications qui sont devenues de plus en plus complexes au fil des missions de réparations: lors de ma dernière mission, il nous a fallu changer une carte électronique à l’intérieur d’un instrument. C’est quelque chose que l’on n’aurait pas fait lors des premières missions, mais au fil du temps, nous avons acquis de la bouteille et pris confiance.
– La fin de Hubble est fixée à 2014. Remis à neuf l’an dernier, n’est-ce pas imaginable de le voir fonctionner plus longtemps?
– Non, car deux composantes vieillissent assez mal: les gyroscopes, qui permettent d’orienter le télescope, ont une durée de vie entre trois et six ans, peut-être un peu plus si on a de la chance. Et les batteries: comme dans une voiture ou un avion, il faut les changer, car après un certain temps, elles ne prennent plus la charge. Cela dit, la date indiquée est toujours conservative. Regardez les robots Spirit et Opportunity sur Mars: ils étaient prévus pour durer 90 jours. Mais six ans plus tard, ils ne sont pas encore morts…
– Hubble ne sera donc pas à nouveau sauvé par sa popularité, comme il l’avait été en 2004…
– C’est vrai qu’en 2004, la dernière mission de réparation avait été d’abord annulée, avant d’être planifiée à nouveau, sous la pression des scientifiques et du public. La NASA avait aussi imaginé une mission de service robotisée (j’avais participé à quelques réflexions). Mais elle s’est avéré être totalement impossible, qui plus est bien trop chère. Cela ne signifie pas dans ce cas que l’homme est toujours supérieur au robot et qu’il est indispensable dans l’espace – je le pense effectivement, mais pas pour cette raison. Car Hubble a été spécifiquement conçu pour être réparé par des astronautes.
– Est-il possible de faire encore mieux que Hubble? Une deuxième révolution, avec son successeur, le James Webb Telescope (JWT)?
– Du point de vue scientifique, oui. La différence est que le JWT, qui est en train d’être construit et sera lancé en 2014, sera situé très loin de la Terre, sur le point de Lagrange L2 du système Soleil-Terre, donc à 1,5 million de km dans la direction opposée au Soleil, donc au-delà de l’orbite de la Lune. Mais l’ancien administrateur de la NASA a très intelligemment fait installer un système d’arrimage, ce qui veut dire qu’il serait possible d’aller le réparer avec un vaisseau habité. Certes, les Etats-Unis n’auront plus de moyens d’accéder à l’espace dès la fin de cette année, avec la fin prévue des navettes spatiales. Mais la possibilité existera probablement dans le futur. Et s’il y a un problème majeur qui empêchera le JWT de bien fonctionner, j’ai l’impression qu’on fera tout pour lancer une mission habitée pour aller le réparer. Car il ne faut pas oublier à quel point la NASA est inventive et, dans l’adversité, a le don pour se sortir de situations apparemment inextricables.