Les dirigeants de l’EPF de Lausanne et du WSL de Birmensdorf veulent inciter la Suisse à partager avec la Belgique la gestion et les frais de la Station Princess Elisabeth, érigée sur le désert blanc en 2008. La Suisse pourrait alors demander à devenir «partie consultative» pleine et entière du fameux Traité de l’Antarctique
Un drapeau suisse flottera-t-il sur une base scientifique en Antarctique? C’est le projet des dirigeants de l’EPF de Lausanne et de l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage WSL, à Birmensdorf. Comme l’a appris Le Temps, l’idée n’est pas de construire une structure nouvelle, mais d’assumer une coresponsabilité logistique et financière de la station belge Princess Elisabeth, érigée en 2008 sur un éperon rocheux du continent blanc. Une base qui serait aussi agrandie. Ce projet ferait entrer de plain-pied la Suisse dans la recherche polaire sur la calotte australe.
En effet, pour créer un cadre réglementaire concernant ce désert de glaces et les recherches qui y sont menées, 50 pays ont ratifié le Traité sur l’Antarctique, entré en vigueur en juin 1961. Mais tous ne bénéficient pas du même statut. Les 28 nations les plus présentes, avec des stations, grands programmes ou expéditions, sont considérées comme des «parties consultatives», et ont à ce titre un droit de vote aux réunions annuelles où est discuté le contenu du traité. La Suisse, elle, est depuis 1990 une «partie non consultative», avec un seul droit de parole, car ses activités en Antarctique sont moindres, «quand bien même notre pays a apporté des contributions importantes à la recherche polaire», dit Hubertus Fischer, climatologue à l’Université de Berne et président de la Commission suisse de recherche polaire et de haute altitude. Participer à la gestion d’une base permettrait à la Suisse, à terme, de revendiquer un statut complet.
Cette intention a été affichée il y a une décennie déjà. Mais les programmes ou infrastructures permettant de légitimer cette demande ont toujours manqué. «D’où l’idée de s’allier avec la base belge», dit le glaciologue Konrad Steffen, nouveau directeur du WSL et expert de la recherche polaire.
La Station Princess Elisabeth a été construite en 2008 en Antarctique avec la particularité inédite d’être «zéro émission». Autrement dit, elle fonctionne quasi exclusivement au moyen d’énergies renouvelables (solaire, thermique et éolienne). Tout, dans ce bâtiment futuriste, a été pensé «écologique», des éléments de fabrication (beaucoup de bois) aux systèmes de recyclage des liquides et de la chaleur. «Et c’est un succès total, assure son concepteur, l’ingénieur-aventurier belge Alain Hubert: pensée pour héberger entre 12 et 20 personnes, elle en accueille le double! Or maintenir cette base érigée avec des fonds en majeure partie privés, voire la faire évoluer nécessite de nouvelles ressources, que ne souhaite pas allouer la Belgique. Plusieurs pays sont intéressés, dont la Suisse et le Luxembourg.»
«Vouloir construire une station suisse à partir de rien serait illusoire», reprend Konrad Steffen, qui revient d’ailleurs d’une visite prospective à la base belge, où il a installé deux stations de mesures météo. «Pouvoir utiliser les savoirs de l’EPFL et du WSL pour développer les technologies installées sur la station serait extrêmement intéressant pour nous», poursuit Patrick Aebischer, président de l’école. Des plans existent pour tenter d’augmenter la puissance énergétique sur le site, qui serait de plus agrandi par la construction de deux ou trois modules, indique Alain Hubert. «Cela permettrait aux chercheurs suisses d’avoir un accès aux lieux de recherche en Antarctique qui ne dépende plus, comme aujourd’hui, de la place laissée vide à bord des avions ou stations gérés par d’autres pays», dit Konrad Steffen.
Les chercheurs fourmillent d’ailleurs déjà d’idées de projets. Outre les suivis climatologiques et glaciologiques du directeur du WSL, et l’optimisation technologique des systèmes d’énergie renouvelables dans des conditions extrêmes, chère à Patrick Aebischer, le président de l’EPFL imagine bien des recherches sur les extrémophiles, ces organismes vivants existant dans les lieux les plus hostiles de la planète. Voire de partir à la traque des météorites bien visibles sur le désert blanc, domaine de prédilection du vice-président de la haute école, Philippe Gillet; en février dernier, les membres du projet Samba ont d’ailleurs trouvé un spécimen de 18 kg non loin de la station belge, le plus gros caillou de l’espace trouvé dans la région depuis 1988.
De son côté, Hubertus Fischer se montre «très intéressé par ce projet très attractif, qui changerait l’ordre de grandeur de l’implication suisse en Antarctique». Mais il tempère aussitôt: «Nous n’en sommes encore qu’à la phase préliminaire.»
Outre les instances dirigeantes de l’EPFL et du WSL, ainsi que la Commission suisse pour la recherche polaire, les discussions actuelles n’ont pour l’instant impliqué que des représentants du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) et de la Direction du droit international public (DDIP); une séance a eu lieu vendredi dernier. Ces discussions informelles se poursuivront probablement à Bruxelles entre les 20 et 29 mai prochains, où se dérouleront la 36e Conférence des Etats parties au Traité sur l’Antarctique et surtout celle de son comité scientifique indépendant SCAR, au sein duquel Hubertus Fischer représente la Suisse. «Avant que notre pays soumette une demande formelle pour devenir «partie consultative», nous devons encore faire nos devoirs, dit-il. Autant sur le plan politique, en accroissant d’abord la présence suisse au sein de SCAR, que scientifique, en évaluant ce que nous souhaitons réellement mener comme recherches en Antarctique.» Patrick Aebischer, lui, propose de mettre sur pied à terme un appel à idées à l’adresse de toute la communauté scientifique suisse. Du côté du DFAE, on confirme simplement par courriel que «la question de savoir si la Suisse veut devenir «partie consultative» du Traité sur l’Antarctique reste ouverte. Pour le moment, les conditions pour un changement de statut ne sont pas remplies.»
Restera aussi la question cruciale du financement de la participation helvétique. «Nous l’estimons en gros à un million de francs par an, dit Konrad Steffen. C’est relativement bon marché en comparaison de ce que coûtent d’autres bases.» Où trouver cet argent? «Auprès de différentes sources, académiques et peut-être privées», dit Patrick Aebischer, sans vouloir citer le nom des sponsors intéressés. «Les expéditions en Antarctique étant très coûteuses, la Confédération n’y envisage pas d’investissements de grande envergure», indique pour sa part le service de presse du DFAE.
«Il est crucial de disposer de plans de financement durable», souligne Hubertus Fischer. Car l’un dans l’autre, le climatologue espère surtout que «cette initiative permettra de mettre sur pied un solide programme helvétique de recherches en Antarctique. «Le drapeau suisse flottant aux vents glacés du continent blanc, je m’en soucie peu, conclut Konrad Steffen. Ce qui importe, c’est d’établir une stratégie à long terme pour mener des recherches dans cet endroit fantastique.»
«Vouloir construire une station suisse à partir de rien serait illusoire»