Une nouvelle particule, possible clé de voûte de la théorie décrivant l’Univers, a été mise au jour au CERN, près de Genève. Fin de l’histoire? Cette découverte ouvre la porte sur des questions plus fascinantes encore
Sous des applaudissements nourris dans cet auditoire archicomble du CERN, près de Genève, Peter Higgs essuie une larme. Le vieil homme, 82 ans, est venu d’Edimbourg pour assister à l’annonce de la «plus grande découverte depuis 50 ans»: celle du mythique boson de Higgs. Une particule dont il a, avec d’autres, postulé l’existence il y a un demi-siècle et qui porte par erreur son nom unique. Un infime corpuscule, nommé parfois «particule de Dieu», qui constitue surtout la clé de voûte de la belle théorie que les physiciens ont minutieusement mise sur pied depuis des lustres pour décrire le fonctionnement de l’Univers: le modèle standard. «Nous assistons à un tournant historique dans notre compréhension de la nature», a déclaré Rolf Heuer, directeur général du CERN.
Un modèle si standard
Le modèle standard détaille que toute la matière visible, dans son creuset le plus intime, est composée de deux types de particules, à la manière d’un mur. D’une part, les fermions, 12 corpuscules bien tangibles qui correspondent aux briques possibles. D’autre part, les bosons qui jouent le rôle du ciment en assurant l’interaction entre ces dernières; de ces particules, virtuelles elles, on en connaît trois types, qui portent les forces fondamentales de la nature, tel l’électromagnétisme (voir tableau).
Elaboré dans les années 1970, ce socle de la physique actuelle semble aussi solide qu’un roc, puisqu’il n’a jamais été pris en défaut. Seule égratignure: le modèle standard n’attribue pas de masse aux… particules, ni donc à la matière qu’elles composent; c’est ainsi que ses équations tiennent debout. Gênant! Et peu représentatif de la réalité…
En 1964, trois physiciens, les Belges François Englert et feu Robert Brout d’un côté, et, de l’autre, l’Ecossais Peter Higgs, trouvent une porte de sortie: ils postulent un mécanisme qui, couplé aux engrenages bien huilés du modèle standard, remédie au problème. Une idée de génie puisque, grâce à elle, les scientifiques ont pu prédire précisément la masse des particules les plus lourdes encore non découvertes, comme le «quark top»; celui-ci a été mis au jour en 1995 au Fermilab, pendant américain du CERN.
Le mécanisme de Higgs
Ce mécanisme «de Higgs» avance que tout l’espace est rempli par un «champ de Higgs». De façon similaire, entre les deux pôles d’un aimant en forme de fer à cheval, règne un champ magnétique. Or c’est en traversant ce champ de Higgs que la majorité des particules acquièrent leur masse. Voilà pour le postulat, révolutionnaire. Explications?
Une métaphore de la situation est celle d’une piscine remplie d’eau, symbolisant le champ de Higgs. Lorsqu’une éponge – figurant une particule – y est plongée, elle absorbe plus ou moins du liquide environnant en fonction de sa porosité, et devient ainsi plus ou moins lourde. De la même manière, chaque proton, électron ou autre neutron gagne sa masse propre lorsqu’il se trouve dans le champ de Higgs et interagit avec lui.
Ce n’est pas tout. Comme le photon, infime grain de lumière, est le représentant virtuel du champ électromagnétique, les trois scientifiques ont fait l’hypothèse de l’existence d’une particule qui incarnerait en quelque sorte le champ de Higgs: le boson de Higgs (lire la BD ci-contre). Mais à l’époque, les physiciens n’ont pas des instruments assez puissants pour mettre cette idée à l’épreuve. C’est pour combler cette lacune que le CERN a décidé, en 1994, de construire le Grand Collisionneur de hadrons (LHC) pour 10 milliards de francs.
L’avènement du LHC
Cette gigantesque installation se trouve dans un tunnel circulaire de 27 km de circonférence à cheval sur la frontière franco-suisse. Des paquets de protons y circulent à des vitesses proches de la lumière. Lorsqu’ils entrent en collision, le choc est effroyable. Si faramineux que, selon la formule de Einstein E = mc2, l’énergie (E) libérée lors de l’impact se transforme subrepticement en masse (m), sous forme d’un jaillissement de nouvelles particules, parmi lesquelles le Higgs. Mais ce dernier a une durée de vie infiniment brève (de l’ordre du millionième de milliardième de milliardième de seconde!), avant de se désintégrer en un feu d’artifice de corpuscules secondaires ressemblant à des tableaux de Jackson Pollock. Ce sont leurs traces que traquent les physiciens-détectives à l’aide de gigantesques détecteurs (nommés Atlas ou CMS), comme autant d’indices qui doivent permettre de remonter à l’un des auteurs de cette explosion, le fameux boson. Autant dire que l’affaire n’est pas mince.
Question de précision
«Si toutes les particules issues de ces collisions au LHC sont aussi nombreuses que les grains de sable qu’il faudrait pour remplir une piscine olympique, les bosons de Higgs ne représentent que quelques dizaines de ces grains», compare Joe Incandela, porte-parole de l’équipe CMS. Encore faut-il être absolument sûr que les signaux détectés correspondent bien à leur signature, pas à des erreurs de mesures du détecteur ou des fluctuations statistiques.
Pour estimer la validité d’une mesure, les physiciens ont une sorte d’échelle, dont l’unité est le sigma. Une précision de 3 sigma correspond à une chance sur 1000 que le signal observé corresponde à du bruit de fond des mesures; les scientifiques parlent alors seulement d’«indication». Pour afficher une «découverte», il faut que cette incertitude soit au plus de 5 sigma, soit d’une (mal)chance sur 3,5 millions. Et pour cela, il s’agissait d’acquérir encore plus de données de base.
C’est ce que les deux équipes des expériences Atlas et CMS ont fait avec acharnement ces derniers mois. «Nous avons accumulé plus de données entre mars et juin, que durant tout 2011», indique Fabiola Gianotti, porte-parole d’Atlas.
C’est pour entendre leurs résultats que des milliers de physiciens se sont réunis mercredi. «Nous avons dormi sur place, pour être sûr d’avoir une place dans l’auditoire», témoigne Caterina Doglioni, physicienne à l’Université de Genève et membre d’Atlas. Comme tous les autres, elle n’a pas été déçue.
Résultats préliminaires
Les deux groupes ont annoncé la même découverte d’une nouvelle particule pesant quelque 125 GeV (gigaélectron-volts, l’unité de masse utilisée par les physiciens). Et cela, dans les deux cas, avec le degré de précision nécessaire de 5 sigma. Des annonces accueillies par des cris de joie. «Avoir deux confirmations indépendantes est déterminant», dit Giuseppe Iacobucci, professeur de physique des particules à l’Université de Genève et membre d’Atlas.
«Nous sommes en face d’une particule inédite, c’est ce qui nous excite. Et elle est compatible avec la description du boson de Higgs», s’est réjoui Rolf Heuer. Mais est-ce bien lui? «Pour les profanes, je dis oui. En tant que scientifique, je dois me restreindre à dire que nous avons trouvé quelque chose. Un boson. Nous devons maintenant déterminer de quel type il s’agit.» «Il faudra vérifier toutes les propriétés du nouveau venu, ajoute John Ellis, théoricien du CERN. Cela pourrait prendre des mois, et nécessiter des données supplémentaires.» Mais passées les prudentes et sérieuses déclarations officielles, les chercheurs ne cachent pas leur joie: «C’est le rêve de ma vie, dit Giuseppe Iacobucci. Cela fait trente ans que je travaille sur ce projet.»
En résumé, le modèle standard tient bel et bien debout. Et l’on sait enfin pourquoi les particules qui forment la matière ont une masse.
Quel sens à tout cela?
Pour autant, l’affaire est loin d’être close. Car si c’est bien le boson de Higgs qui a été démasqué, sa masse faible ne fait qu’attiser la curiosité des chercheurs: «Avec un boson plus lourd, tout se serait arrêté là, dit John Ellis. Mais avec une particule de 125 GeV, les calculs indiquent que l’Univers ne serait pas dans son état d’énergie minimal et stable.» De la même manière, une balle qui ne se trouverait pas en équilibre au fond d’une cuvette mais accolée contre l’une de ses parois tend à glisser pour rejoindre, justement, cet état d’énergie minimale, au fond. Quel rapport avec le sujet? «L’Univers, lui, pourrait théoriquement se désintégrer! dit John Ellis. Une idée qui ne nous plaît pas trop…»
Deux solutions possibles pour stabiliser le cosmos et rassurer tout le monde: «La première: le boson de Higgs n’est pas une particule élémentaire, mais composite. Il resterait alors un zoo de particules à découvrir.» Et la deuxième? Il existe d’autres bosons de Higgs.» Coïncidence intéressante, c’est une idée que permet la «supersymétrie».
Cette théorie qui dépasse le modèle standard postule que toutes les particules connues possèdent une particule «miroir», beaucoup plus lourde. «Certes, nous n’en avons découvert aucune, dit Joe Incandela. Mais cela ne veut pas dire que la supersymétrie est caduque; ce nouveau boson est plutôt une motivation pour affirmer le contraire.»
L’hypothèse de ce monde des ombres est d’autant plus alléchante qu’elle permettrait de «lever le voile sur des autres grands mystères» cosmiques, dit Rolf Heuer: l’Univers est composé de 4% de matière visible (planètes, étoiles, etc.), mais surtout de 96% de matière et d’énergie dite «sombre», dont la nature est inconnue. Découvrir d’autres bosons ou des superparticules donnerait du grain à moudre aux théoriciens pour tenter d’y voir plus clair.
Ainsi, la découverte de ce boson de Higgs clôt un chapitre du grand livre de la connaissance de l’Univers. Mais il en ouvre aussi d’autres: «Nous allons continuer à explorer aux frontières des territoires du savoir», se réjouit déjà Joe Incandela.