L’alphabétisation implique une refonte massive de certaines aires du cortex dédiées à l’origine à d’autres fonctions. Conférence, lundi soir à Fribourg, dans le cadre de la Semaine du cerveau
Lire dans le cerveau pour mieux comprendre comment ce dernier… lit. C’est la démarche que suit une équipe internationale de neuroscientifiques, dont fait partie Régine Kolinsky. Dans le cadre de la Semaine du cerveau (lire l’encadré), cette chercheuse de l’Université libre de Bruxelles présentera ce domaine de recherche récent et les résultats d’une étude parue à fin 2010 dans la revue Science. But de celle-ci: étudier les influences de l’alphabétisation sur le fonctionnement cérébral. Cela alors que l’homme des cavernes n’était pas prédestiné à la lecture ou aux mathématiques, alors qu’il l’est pour communiquer de manière sonore.
Ces travaux, menés en France, au Portugal et au Brésil, ont impliqué 63 adultes, dont 10 analphabètes, 22 personnes non scolarisées mais alphabétisées à l’âge adulte, et 31 scolarisées depuis l’enfance. Les chercheurs les ont soumis à des stimuli (phrases parlées et écrites, mots parlés, visages, objets, etc.) tout en mesurant leur activité cérébrale par l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf).
Le Temps: Qu’avez-vous découvert?
Régine Kolinsky : Que l’apprentissage de la lecture implique une redéfinition massive du rôle de certaines régions du cerveau, préexistantes mais dédiées à d’autres fonctions.
– Est-ce si surprenant que cela?
– Oui et non. L’écriture et la lecture étant récentes à l’aune de l’histoire de l’homme – elles datent de 5400 ans –, il est impossible que ces techniques aient eu une influence évolutionnaire génétique ou physiologique sur la formation du cerveau. Que celui-ci apprenne tôt chez l’enfant à «recycler» certaines de ses aires pour permettre la lecture n’est donc pas une surprise. En revanche, il est remarquable que les personnes qui apprennent à lire à l’âge adulte expérimentent les mêmes modifications dans leur cerveau – l’activité mesurée par IRMf est identique. Certes, ces gens n’atteignent pas les mêmes performances de lecture, mais cette différence pourrait n’être due qu’à leur moindre entraînement. Tout cela montre la formidable plasticité du cerveau. De plus, quel que soit l’âge, ces modifications ont lieu au même endroit, dans une aire qui, avec l’apprentissage, se spécialise dans l’identification de la forme écrite, si bien qu’elle a été nommée «boîte aux lettres du cerveau» par mon collègue Stanislas Dehaene*.
– Comment expliquer cela?
– La région impliquée dans la lecture se situe exactement entre deux régions du cortex. La première administre les entrées sensorielles visuelles. Et l’autre gère le langage parlé; il s’agit d’une région du cortex auditif qui est impliquée dans le codage des phonèmes (les plus petits éléments du langage, comme «b» ou «ch»). L’acquisition de l’écrit mène aussi à une augmentation des réponses au langage parlé dans cette région, ce qui est sans doute lié au fait que l’on ne reconnaît et ne conceptualise pas les mots parlés de la même manière selon qu’on soit analphabète ou non. Prenez l’exemple du mot «bac». Pour les lettrés, il contient trois phonèmes («b», «a» et «c»); ceux-ci arrivent ensuite à les faire correspondre à la signification du mot. Par contre, cette décomposition est inaccessible à quelqu’un d’illettré; la propagation de l’information dans son cerveau est tout autre.
Mais, surtout, il semble que cette «boîte aux lettres du cerveau» ait une fonction bien plus profonde. Une étude parue le 8 mars dans Current Biology montre qu’elle est aussi utilisée par des sujets aveugles de naissance qui apprennent à lire… en braille. Or on aurait pu s’attendre à ce que ce soit, là, l’aire dédiée aux stimuli sensoriels qui soit sollicitée. Cela montre, comme le dit l’auteur de l’article, que le cerveau est une «machine à tâches» – la lecture par exemple –, et cela indépendamment de la modalité (visuelle et sonore ou tactile), bien plus qu’une machine sensorielle.
– Cette réaffectation d’une aire du cerveau à la lecture se fait-elle au détriment d’une autre fonction?
– Chez les analphabètes, l’aire visuelle de l’hémisphère gauche, qui décode chez les lecteurs les mots écrits, répond à une fonction proche: la reconnaissance visuelle des objets et des visages. Or nous avons observé que la réponse aux visages diminuait légèrement au fur et à mesure que la compétence de lecture augmente, et aussi que cette capacité se déplaçait partiellement vers l’hémisphère droit. Une nouvelle preuve que le cortex visuel se réorganise. On peut se demander si cela a une implication en termes comportementaux. Nous sommes en train d’étudier si ces modifications induisent des changements qualitatifs dans la manière de reconnaître les visages, qui peuvent être traités à un niveau local (forme spécifique des éléments, bouche ou yeux) ou de manière plus globale.
– Et peut-on aussi expliquer la dyslexie par un dysfonctionnement de ces aires cérébrales?
– La plupart des cas de dyslexie de développement proviendraient d’un trouble de perception de la parole. Apprendre à lire dans un alphabet, c’est apprendre à associer les phonèmes à des signes écrits, les graphèmes. Si les représentations des phonèmes sont trop peu spécifiées, floues, ou pas assez robustes, cet apprentissage sera difficile. Mais il reste à déterminer exactement quelles sont les aires cérébrales qui dysfonctionnent chez les dyslexiques. Et cela est difficile car il ne faut pas confondre entre cause et conséquences d’un trouble. Nos résultats sont utiles à ce niveau: ils suggèrent que le faible niveau de réponse du cortex auditif au langage parlé, que d’autres études avaient observé chez les dyslexiques, pourrait être une conséquence plutôt qu’une cause d’une acquisition anormale de l’écrit, puisqu’il est aussi observé chez les personnes qui sont restées illettrées pour des raisons strictement socio-économiques. Examiner les illettrés nous permet ainsi de mieux comprendre non seulement notre cerveau de lettré, mais aussi l’origine des troubles de l’acquisition de l’écrit.