En pleine crise économique, les Etats réduisent leurs dépenses en sciences et technologies. Les outils de recherche géants (CERN, ITER) sont en première ligne. Comment les maintenir?
«En sciences, faire une nouvelle avancée est une tâche à chaque fois plus difficile.» Au début du XXe siècle, le physicien Max Planck cernait déjà le problème: pour percer les secrets de la Nature, des instruments aussi complexes et puissants que coûteux, étiquetés «Big Science», seront toujours plus nécessaires. Pendant des années, les budgets publics étaient disponibles à l’envi. Le Grand Collisionneur de hadrons (LHC), au CERN, devisé à 10 milliards de francs, est l’un de ces emblèmes.
Or, à l’heure où plusieurs pays doivent gérer la crise économique en prévoyant des coupes budgétaires, ce sont notamment les lignes concernant ces énormes projets scientifiques qui subissent le crayon rouge. Le 9 septembre, Vince Cable, secrétaire d’Etat britannique aux Affaires, présentait sa stratégie de réduction des dépenses allouées à la science, «big» ou «small». «L’impact de la crise sur la Big Science est évident, on ne peut le nier», admet Mauro Dell’Ambrogio, secrétaire d’Etat à l’Education et à la recherche, qui participe à hauteur de 200 à 300 millions de francs par an aux grandes infrastructures de recherche européennes, y compris les affaires spatiales.
Grave crise en vue?
Dans la ligne de mire de Londres figure entre autres le budget du CERN pour 2011-2015, qui doit être approuvé ce 16 septembre. Cet été, les 20 Etats membres ont d’abord refusé la proposition calculée à environ 5 milliards de francs par la direction; la version finale a été amputée de 343 millions, suscitant les craintes des chercheurs, qui ont manifesté le 25 août. «La diminution des contributions étatiques se montera à 135 millions sur 5 ans, dit le porte-parole, James Gillies. Le reste sera compensé par le remboursement de la dette, des contributions aux caisses de pension, et par des réductions de coûts, douloureuses mais raisonnables vu la situation.» Une des mesures prévoit d’arrêter tous les accélérateurs de particules en 2012. Avec quel impact sur la recherche? «Il sera minime pour le LHC qui, bien qu’il produise des résultats, devait de toute façon être révisé. Par contre, c’est vrai, d’autres expériences seront freinées.»
Autre projet pharaonique à faire grincer des dents les trésoriers étatiques: ITER. Ce réacteur de fusion nucléaire doit être construit à Cadarache (sud de la France) et financé par sept partenaires (UE, Chine, Corée du Sud, Japon, Etats-Unis, Inde et Russie). Son objectif? Prouver que la fusion nucléaire domestiquée, qui fait aussi vivre le Soleil, peut constituer une source d’énergie renouvelable pour la fin du siècle. Problème: en 5 ans, son budget a passé de 6 à 16 milliards d’euros (dont 45% à la charge de l’Europe), en raison d’améliorations techniques apportées à l’engin et du renchérissement des matériaux (acier et cuivre). «ITER a été percuté de plein fouet par la crise économique, a dit au Monde Valérie Pécresse, ministre française de la Recherche. Mais il n’en sera pas victime.» Aucun des pays impliqués ne daigne pourtant verser un euro de plus…
Fin juillet, pour assurer la première rallonge de 1,4 milliard pour 2012-2013, c’est donc l’UE qui a indiqué vouloir prélever 460 millions sur son 7e programme-cadre de recherche (PCR7), et le reste sur des crédits non dépensés, destinés en partie à l’agriculture. Autrement dit, le surcoût d’ITER pénalisera les futurs projets d’infrastructures de recherche sur le continent qui figurent sur une liste en préparation (Esfri). «Ce serait faux de dire qu’il n’y aura pas d’effets. Mais ils seront limités», tempère Mark English, porte-parole de la Direction de la recherche à la Commission européenne. Et d’insister que «le budget de 10 milliards pour le PCR7 en 2013 est la somme la plus importante jamais allouée à un tel programme…»
Au Fonds national suisse, Paul Burkhard, chef de la Division des sciences naturelles, remarque toutefois que «la compréhension pour la Big Science diminue parmi les chercheurs des autres disciplines des sciences naturelles, qui peinent de plus en plus à accepter que d’importantes sommes soient allouées à de tels projets.» «Un autre problème, souligne Patrick Aebischer, président de l’EPFL, est que les conséquences se reportent parfois sur les institutions. Notre centre de physique des plasmas, impliqué dans ITER, se verra privé de subventions européennes, qui iront directement financer le projet. Nous devrons les combler nous-mêmes.» L’allocation de ces montants de grande ampleur pour la Big Science affecte ainsi «comme un jeu de dominos toutes les ramifications des systèmes d’encouragement à la recherche», résume Paul Burkhard. «La Big Science va au-devant d’une grave crise», affirme Patrick Aebischer.
Faire des choix
De tous côtés, on s’accorde à dire qu’à l’avenir il faudra donc faire des choix. «Ce d’autant plus qu’on veut construire des infrastructures, mais qu’on ne ferme pas de centres existants, devenus des objets de prestige», analyse Joël Mesot, directeur du Paul Scherrer Institut à Villigen.
Ces réflexions devront être menées sur deux niveaux, estime Mauro Dell’Ambrogio: «Les projets devront être arrêtés au sein, d’abord, de la communauté scientifique, en fonction des nécessités. Puis au niveau politique, sur les questions de financement (de base ou compétitif) et d’envergure (nationale ou forcément internationale). Il n’est donc pas facile d’atteindre une unité de doctrine à ce propos.»
La problématique est la même partout. Aux Etats-Unis, le Département de l’énergie doit ainsi choisir entre la prolongation de trois ans de l’exploitation de l’accélérateur de particules Tevatron, en lui allouant 150 millions de dollars, et d’autres champs de recherche, telles les énergies renouvelables.
«A ces difficultés s’ajoute la nouvelle concurrence des vastes et coûteux projets dans les sciences de la vie, poursuit Patrick Aebischer, alors que jusque-là la Big Science était confinée aux sciences «dures» (physique ou astronomie).» Selon lui, l’avantage des physiciens dans cette lutte pour des budgets limités est d’être «bien organisés». Mais celui des initiatives comme le Projet Génome Humain est d’ouvrir des perspectives en termes d’applications. Quelle pesée d’intérêts ferait en effet le public, dont l’argent est en jeu, entre la découverte du boson de Higgs, qui révolutionnerait les fondements de la physique, et une découverte qui permettrait de soigner une maladie génétique? «L’histoire montre que les grandes avancées sont venues de l’inattendu, et ont ensuite débouché sur moult applications, répond James Gillies, du CERN. Les scientifiques doivent être conscients que les budgets ne sont pas illimités. Mais, si l’on cesse la recherche fondamentale, on arrête le progrès!» «Certaines technologies en physique des particules sont d’ailleurs utilisées aujourd’hui en milieu hospitalier», abonde Joël Mesot. «Et il ne faut pas oublier les retours industriels que génèrent ces projets de Big Science», complète Mauro Dell’Ambrogio.
Le secrétaire d’Etat ne doute ainsi pas de la volonté de la plupart des pays européens de continuer à miser sur la science et la technologie, notamment la Big Science. Et de rappeler que, en 2000, l’Europe s’est fixé comme priorité d’y consacrer à terme l’équivalent de 3% de son produit intérieur brut – cet objectif est pour l’heure loin d’être atteint. «Malgré la crise, le développement économique et sociétal du continent est à ce prix, dit le politicien. Sous peine de se faire dépasser par d’autres pays, d’Asie surtout.»
Optimisme prudent
Cet optimisme peut se lire à travers un autre projet de Big Science qui, lui, n’a pas de plomb dans l’aile. L’Observatoire européen austral (ESO) va ériger au Chili, pour 1 milliard d’euros, un énorme télescope de 42 m de diamètre, l’E-ELT. Et dont la construction profiterait largement aux entreprises de high-tech européennes. «Le design est abouti. Nous attendons le feu vert de notre Conseil pour lancer les travaux en 2011», dit Tim de Zeeuw. Face à la crise, le directeur de l’ESO se veut confiant, mais admet que, si l’affaire se concrétise, c’est aussi grâce à l’apport d’argent frais d’un possible futur membre de l’ESO, le Brésil.
Dans la situation économique actuelle, évoquer tout nouveau projet de Big Science reste néanmoins inopportun. A l’Agence spatiale européenne (ESA), «le budget n’est remis en question par aucun Etat membre», indique le porte-parole, Franco Bonacina. Toutefois, il n’y aura pas l’an prochain, comme tous les trois ans, de Conseil des ministres, où se décident les futures missions. «Car nous avons assez de projets en route pour ne pas en lancer de nouveaux, à l’exception d’un engagement plus accru dans la Station spatiale internationale.» Et au CERN, «même si l’on réfléchit déjà à l’après-LHC, personne ne pense que l’on va construire de sitôt un nouvel accélérateur», avise James Gillies.
Pour faire face efficacement aux coupes de budget, le porte-parole relaie alors une idée chère à Rolf-Dieter Heuer, son directeur au CERN: «En physique des particules, la tendance est à coordonner les plans de développement de nouveaux accélérateurs sur les trois continents (Amérique du Nord, Europe, Asie). Cela afin d’éviter de construire des installations à double, même si c’est parfois utile car la science se nourrit des confirmations de résultats.»
Une idée permettant de ragaillardir la Big Science serait ainsi «de faire beaucoup mieux collaborer les agences nationales et internationales de financement de la science. Car, comme lors de la création du CERN au plan européen il y a 55 ans, on voit désormais la nécessité qu’il y a à imaginer la Big Science au niveau mondial.» Coïncidence? Un symposium américano-européen sur les grandes infrastructures de recherche a lieu à Rome le 1er octobre.