Des chercheurs du CERN ont repéré, lors de collisions de particules, un effet non prédit par les modèles. Peut-être la signature de la reproduction en laboratoire d’un «plasma de quarks-gluons», tambouille cosmique qui aurait existé aux premiers instants de l’Univers
La soupe a-t-elle été servie au CERN, près de Genève, où régnait une agitation inhabituelle mardi soir? Un potage un peu particulier toutefois, puisqu’il permettrait à celui qui le hume de remonter aux origines de l’Univers, quelques fractions de seconde après le Big Bang! Lors d’un colloque, des physiciens travaillant sur le Grand Collisionneur de hadrons LHC ont annoncé avoir repéré ce qui ressemble à des traces du brûlant et mystérieux «plasma de quarks-gluons», étape cruciale de la constitution de la matière qui nous compose. De quoi alimenter leurs discussions durant les soirées d’hiver.
Cet état singulier de la matière a quasi certainement existé durant quelques dizaines de microseconde après le Big Bang. Ce pot-au-feu originel de corpuscules ultra-chaud (plus de 100 000 fois la température du cÅ“ur du Soleil, soit 1,5 milliard de degrés) et extrêmement dense était formé de quarks, reliés entre eux par des gluons (voir infographie). Ces particules élémentaires forment aujourd’hui les noyaux des atomes. Mais dans le plasma primordial, en raison de l’incommensurable chaleur, ils se mouvaient librement. Avant de s’agglomérer au fur et à mesure que l’Univers se refroidissait.
Aujourd’hui, certaines théories prédisent l’existence d’un tel plasma au cÅ“ur d’étoiles très compactes. Mais le meilleur moyen de l’étudier, à défaut de pouvoir remonter le temps de 13,7 milliards d’années, reste de tenter de le recréer en laboratoire.
Collation cosmologique
En 2000, le CERN annonçait déjà y être parvenu, dans l’accélérateur SPS, l’un des ancêtres du LHC. Mais les résultats ne se sont pas avérés assez solides pour être conclusifs. Dix ans plus tard, l’incertitude est à nouveau de mise devant cette nouvelle découverte, aussitôt publiée sur le site spécialisé arXiv, mais qui fait débat. «Ces résultats sont très excitants, se réjouit le physicien du CERN Albert de Roeck. Mais pour être 100% sûr de leur véracité, il faudra encore travailler dur.»
Car les physiciens ne peuvent voir cette soupe de particules directement; ils en relèvent uniquement les traces sur les nappes électroniques des quatre immenses détecteurs placés sur l’anneau du LHC. En l’occurrence, c’est l’équipe de l’un d’entre eux, baptisé CMS, qui a eu le privilège d’être aux avant-postes de cette collation cosmologique.
En juillet, dans l’anneau de 27 km du LHC, les scientifiques ont lancé les uns contre les autres des paquets de particules (protons) et avec une énergie faramineuse (3,5 TeV). Les collisions frontales de ces grappes microscopiques ont alors produit des feux d’artifice corpusculaires, générant plus d’une centaine de particules secondaires que les chercheurs peuvent repérer et analyser. «En gros, nous mesurons les angles qui séparent la trajectoire des particules secondaires entre elles», explique Albert de Roeck, aussi porte-parole adjoint de l’expérience CMS.
Et là, surprise: «Certaines mesures d’angles apparaissaient plus systématiquement qu’attendu. Ce qui veut dire que les particules étaient corrélées de façon inédite.» Comme si une sorte d’association par paire était engendrée au moment de la création des corpuscules secondaires au point de collision.
«Nous étions à la recherche d’un tel phénomène, résumait mardi Guido Tonelli, aussi porte-parole de CMS. Un phénomène qui n’a jamais été observé auparavant dans des collisions protons-protons.» Toutefois, ces résultats ont la même allure que ceux produits en 2005 dans un autre accélérateur, aux Etats-Unis. Le Relativistic Heavy Ion Collider (RHIC), à Brookhaven, a fait se télescoper non pas des protons, mais des ions lourds relativistes, soit des particules beaucoup plus massives (noyaux d’atomes de cuivre ou d’or). L’explosion résultante n’a duré que 10-20 seconde. Mais «notre équipe pense avoir créé un plasma de quarks-gluons», indiquait naguère un communiqué de presse de l’institution américaine. Les scientifiques de CMS proposent donc, par similarité des résultats, que la cuisine de la même tambouille a eu lieu dans leur machine. «C’est une des explications possibles, dit Albert de Roeck. Ce qui a surpris tout le monde, c’est qu’on a un effet similaire à celui obtenu avec des ions lourds, mais avec des protons. Cela est dû aux hautes énergies qu’atteint le LHC.»
Des modèles trop «naïfs»
Pour Peter Braun-Munzinger, un physicien allemand travaillant sur Alice, une des quatre autres expériences du LHC, ses homologues vont un peu vite en besogne: «Oui, les phénomènes observés sont nouveaux, et les résultats solides. Mais, ensuite, tout est question d’interprétation: ces données ne constituent pas encore une signature indiscutable de la présence d’un plasma quarks-gluons. Pour moi, elles pourraient même être le signe d’une étape encore antérieure dans l’histoire de l’Univers.»
Le théoricien John Ellis, du CERN, abonde: «Le phénomène très intéressant qui a été observé n’avait pas été prévu par les modèles, qui sont certes parfois un peu «naïfs». Il faut voir maintenant si on peut l’expliquer avec les outils théoriques que l’on a déjà, ou s’il peut être lié à un effet collectif, comme le plasma de quarks-gluons.»
Albert de Roeck admet que ces résultats vont désormais faire l’objet de moult discussions, et d’autres tentatives d’interprétation. «Nous sommes maintenant sur la voie pour explorer, centimètre par centimètre, les nouveaux territoires rendus accessibles par le LHC», résume Guido Tonelli. Dès cet automne en effet, les physiciens vont utiliser comme projectiles dans leur accélérateur géant non plus uniquement des protons, mais aussi des noyaux de plomb. Histoire d’éclaircir un peu cette histoire de soupe.