Depuis le départ de l’aviation militaire suisse, et avec l’arrivée d’un hiver généreux en flocons, le vaste aérodrome de Dübendorf, près de Zurich, semble bien vide. Mais dans les hangars clos par des portes coulissantes en tôle crépite le fer à souder de deux ingénieurs agenouillés près d’une structure en métal. Sur les écrans d’ordinateurs high-tech posés sur les établis, entre tournevis et bribes de câbles, défilent des images de synthèse, techniques.
Plus loin dans la halle résonnent les vibrations d’un appareil apposé à une barre carrée noire, posée verticalement sur le béton. Une barre reliée à une sorte d’échafaudage suspendu horizontalement. Qui est lui-même appondu à un caisson difforme, et accroché sous une immense poutre rectangulaire, épaisse de 30 centimètres, et longue de 61 mètres. «Je me demande bien comment on va décoller avec cet engin!» s’exclame, ébahi, Bertrand Piccard, en mimant déjà la traction de ses bras sur un manche à balai. Car le rêve, désormais, prend forme. Vraiment.
Puissant comme un scooter
Devant le célèbre psychiatre et aérostier vaudois, comme flottant déjà à quelques mètres du sol: l’ossature dénudée du prototype du Solar Impulse HB-SIA. C’est avec cet avion solaire que Bertrand Piccard et son compère André Borschberg ambitionnent, dès 2011, de faire le tour du globe par étapes en utilisant uniquement l’énergie solaire comme ressource pour la propulsion des quatre moteurs à hélices de l’engin. Ce squelette a été assemblé il y a quelques jours dans la halle de Dübendorf, afin d’y subir les premiers tests de fiabilité. Vendredi, Le Temps a pu y assister en compagnie, notamment, de Peter Frei.
Avec son équipe d’une dizaine de collaborateurs, cet ingénieur sur machines de Winterthour, spécialisé depuis plusieurs décennies dans l’aéronautique, est l’une des chevilles ouvrières du projet. Il est responsable de toutes les structures de base de cet aéroplane révolutionnaire, «large comme un Airbus, mais léger comme une voiture (1500 kg) et aussi puissant qu’un scooter…» aime à dire André Borschberg, le CEO du projet. «Des éléments qu’il a fallu imaginer de novo pour l’avion, tant il est unique et particulier», reprend Peter Frei. Avant d’expliquer: «Nous avions le choix entre deux façons de procéder. La première: avancer empiriquement, en testant au fur et à mesure les matériaux nécessaires, puis en les améliorant. C’est cette voie qu’avait suivie l’équipe américaine qui a construit Helios, un immense drone solaire. Mais cette aile télécommandée a été détruite en vol en 2003. La deuxième manière consistait à s’équiper de moyens techno-informatiques sophistiqués pour créer les éléments de l’avion par visualisation numérique en trois dimensions, puis pour les tester virtuellement. C’est ce modus operandi que nous avons privilégié. Non sans hésitation», car peu de choses sont alors palpables pendant les étapes de conception.
Les pièces 60 fois au four
Toutes les pièces de l’avion ont ainsi été modélisées chacune indépendamment. Puis les ingénieurs ont travaillé sur les matériaux souples avec lesquels ils allaient les construire, la plupart étant des structures multicouches en fibres de carbone. «Mais, là aussi, nous avons progressé en nous basant sur les résultats de simulations numériques.» Qui détaillaient la manière d’orienter les fibres dans les couches minces de un dixième de millimètre, ainsi que leur assemblage avec de la résine.
«Chaque pièce de l’avion passe plusieurs fois dans un four, une couche de fibres y étant ajoutée à chaque fois», détaille Peter Frei. Pour comparaison, et pour illustrer la complexité de la fabrication des briques du HB-SIA, qui doit garder une certaine souplesse dans sa solidité, la poutre de 61 mètres qui sert d’épine dorsale à l’aile principale, a subi 60 cuissons successives; trois ont suffi pour construire la coque d’Alinghi, elle aussi de nature multicouche. Comme pour le célèbre voilier, ce sont en effet les chantiers Décision SA à Fenil-sur-Corsier qui ont fabriqué les divers os du squelette de Solar Impulse.
«Nous nous sommes rattachés autant que possible aux régulations existantes en matière de construction d’avion, précise Peter Frei. Mais nous avons dû parfois, en concertation avec l’Office fédéral de l’aviation civile (OFAC), inventer des paragraphes propres à notre aéroplane, tant il est révolutionnaire. Le tout, bien sûr, en respectant les lois de la physique et de l’aérodynamique…»
Ce sont ces principes que les ingénieurs mettent à l’épreuve ces jours. «Nous procédons à une batterie de tests de vibrations pour voir comment réagit l’avion, explique André Borschberg. Nous simulons les conditions réelles auxquelles il sera confronté en vol, sans toutefois les pousser à l’extrême, car nous n’avons de toute façon pas prévu de voler en cas d’orage ou de forts vents.»
Pour cette étape cruciale, l’équipe de Solar Impulse a fait appel à des spécialistes du Centre allemand pour l’aéro- et l’astronautique (DLR), les mêmes qui mettent à l’épreuve les nouveaux avions de ligne construits par Airbus. Ils ont ainsi bardé l’armature du HB-SIA de différents capteurs. Puis, à l’aide d’appareils électromécaniques, ils administrent à telle ou telle pièce des flots de vibrations, comme celles que subiront le fuselage, les ailes ou les empennages fendant l’air en vol. «L’objectif de ces tests d’aéro-élasticité est avant tout de vérifier que les oscillations générées par des éléments externes, comme les turbulences, ne pourront pas amplifier de manière dramatique les vibrations propres au fonctionnement de l’avion en vol», détaille Peter Frei, en montrant la carlingue: c’est notamment pour cette raison que les deux moteurs extérieurs ont été placés aussi loin du cockpit, sous les ailes.
Résultats stupéfiants
Les résultats de ces examens sont très positifs, résume l’ingénieur, «à tel point que même les spécialistes allemands en ont été stupéfaits». «Ils diffèrent au pire de 5% des simulations que nous avons obtenues par calculs concernant le comportement en vol de l’avion. C’est remarquable», se réjouit André Borschberg, qui pense déjà aux prochains supplices que son équipe va faire subir à la carlingue. En l’occurrence, la charger avec un poids équivalent à celui qu’elle aura à transporter. «Mais, après ces tests, je suis super-confiant!»
De son côté, un peu en retrait sur ces aspects techniques, Bertrand Piccard résume, ravi: «Quand on voit avec quelle minutie a été calculée puis fabriquée chaque pièce de cet avion hyperléger, on peut dire qu’on y a remplacé le poids par l’intelligence.»