Avec cette expérience pharaonique, qui a coûté près de 10 milliards de francs, les physiciens espèrent aussi répondre à des questions cruciales concernant la mystérieuse matière sombre, qui remplit 25% de l’Univers, les causes de la disparition de l’antimatière, ou les conditions qui ont prévalu juste après le Big Bang. Plongée dans l’antre de cette machine à découvertes, rêvée pendant 20 ans par les scientifiques.
«On y est! Et c’est difficile de mesurer l’ampleur de ce qui a été accompli durant ces quinze dernières années. Nous sommes sur le point de pénétrer une terra incognita!» Lyndon Evans cache mal son excitation, et avec lui des milliers d’autres scientifiques du CERN, à Meyrin. On peut les comprendre: c’est le 10 septembre que doit être lancée l’une des plus fantastiques expériences de tous les temps, le LHC. «Pour l’heure, tout se passe bien. Mais des pépins liés à des défauts de jeunesse de la machine, qui sont gérables, peuvent survenir à tout moment. On croise les doigts pour qu’il y en ait le moins possible», lâche le chef de ce projet pharaonique.
LHC. Acronyme pour Large Hadron Collider ou, en français, Grand Collisionneur de hadrons. Voilà le plus grand, complexe et puissant accélérateur de particules jamais construit. Un outil qui servira à décrypter les codes secrets de la matière, à comprendre de quoi l’Univers est fait, et peut-être à réconcilier les deux grandes théories établies jusque-là pour le caractériser: la relativité générale, qui décrit l’évolution des composants du cosmos dans l’espace-temps, et la mécanique quantique, qui dépeint le monde de l’infiniment petit.
Le LHC est un anneau tubulaire de 27 km construit sous terre, à cheval sur la frontière franco-suisse. Dès mercredi donc – premier grand moment – deux faisceaux de particules (protons) y circuleront à une vitesse proche de celle de la lumière, en sens inverse mais sans se toucher. Ensuite, lorsque le décideront les physiciens – probablement dans les prochaines semaines, après les derniers réglages – ces deux trains de protons entreront en collision frontale, créant des feux d’artifice corpusculaires au sein de quatre détecteurs aussi grands que des cathédrales. Les débris générés (des particules secondaires) y laisseront des traces semblables à des tableaux de Jackson Pollock. Restera alors à interpréter ces données.
Les physiciens y chercheront avec une attention accrue leur Graal, le boson de Higgs, aussi qualifié de «particule de Dieu» tant il reste élusif depuis 1964, année durant laquelle Peter Higgs, Robert Brout et François Englert ont postulé son existence. Ce diable de boson est crucial car il permettrait rien de moins que justifier pourquoi toutes les autres particules, et partant, toute la matière, ont… une masse. Il constitue aussi la pièce manquante dans la «fiche technique» établie depuis quarante ans par les chercheurs pour décrire comment «fonctionne» l’Univers.
Mais, «outre les particules qu’on s’attend à trouver et les phénomènes qu’on prévoit de vérifier, le LHC sera surtout une incomparable machine à découvertes», ambitionne Lyn Evans. Les scientifiques espèrent répondre à des questions sur le Big Bang, l’énigmatique «matière sombre» qui composerait 25% de l’Univers, ou encore l’existence de dimensions cachées ou d’Univers parallèles. «Si l’on ne trouve que le Higgs, et rien d’autre, ce sera un «désastre cinq-étoiles», car cela signifierait qu’il n’y a pas besoin d’une nouvelle physique», résume le physicien Jonathan Ellis dans la revue Science.
Si personne ne sait vraiment quelles portes va ouvrir le LHC, tous s’accordent à dire que sa construction constitue déjà une révolution. Les superlatifs ne manquent pas pour décrire cet équivalent moderne des pyramides, sept fois plus puissant que son prédécesseur, le Tevatron du Fermilab, aux Etats-Unis, avec lequel les physiciens ont fait les dernières grandes découvertes, telle en 1995 celle du quark «top», la dernière des particules élémentaires qui manquaient encore au tableau de chasse. «Mais surtout, souligne Lyn Evans, le projet a été lancé, en 1994, alors que certaines des technologies nécessaires n’avaient pas encore été développées. Nous avons pris un risque, mais il était mesuré.» A ce sujet, le chef du projet tient à souligner qu’«il a été très difficile à l’époque de chiffrer les coûts du LHC. Mais au final, malgré toutes les inconnues, l’estimation n’a été dépassée que de 20%. C’est fantastique, tant la norme, dans ce genre de cas, est plutôt de multiplier par un gros facteur, parfois de 10, le budget initial.» Aujourd’hui, la construction de l’accélérateur et des quatre immenses détecteurs est devisée à 10 milliards de francs.
«C’est incroyable de voir ce que les hommes ont réussi à achever», insiste Lyn Evans. Car au-delà de la science, le LHC est aussi une gigantesque entreprise humaine. Quelque 9000 scientifiques d’une soixantaine de pays (voir ci-contre) ont collaboré, pour d’infimes pièces ou sous-projets parfois, à l’élaboration de ce microscope géant. «Je n’ai observé nulle part ailleurs une telle volonté de réussir tous ensemble, et cela uniquement sur la base d’un engagement moral, et non légal, des pays participants, se rappelle le physicien gallois. Aux gens qui nous font remarquer que notre science est très abstraite, je réponds d’ailleurs que la physique permet des avancées fondamentales liées à la compréhension de notre monde, et dénuées d’implications commerciales. Et que c’est justement pour cette raison que la collaboration autour du LHC a pu être mondiale. C’est unique! Et nous pouvons en être très fiers. Qui plus est que cela se passe à Genève.»