Près de la moitié des colonies en Suisse ont péri durant l’hiver 2011-2012. Ces pertes énormes sont surtout causées par le parasite Varroa, mais les chercheurs suivent d’autres pistes multifactorielles, comme celle de l’exposition aux insecticides conjuguée à une infection par un pathogène
Sale hiver pour les abeilles en Suisse. Près de la moitié des colonies – soit environ 100 000 – ont péri durant l’hiver, selon un sondage mené auprès d’un millier d’apiculteurs par l’association VDRB*. «Des chiffres dramatiques!» a souligné son président Robert Sieber, en présentant mardi ce bilan à l’Agroscope Liebefeld-Posieux ALP.
Tous les cantons sont concernés, à des degrés divers; en Suisse romande, Fribourg (65% de colonies perdues) et Vaud (52%) sont les plus touchés. Le spécialiste précise qu’il faut distinguer trois périodes de comptage: celle précédant le début de l’hivernage (1er octobre), et durant laquelle des pertes sont déjà observées (environ 9.5%), l’hivernage lui-même (jusqu’à mi-avril), qui occasionne le plus de dégâts (26,3%), et enfin les semaines qui lui succèdent, au cours desquelles sont recensées les colonies devenues trop faibles pour se développer (11,5%). Le chiffre de 50% présenté mardi correspond au cumul de ces trois catégories. «Ce sont les pertes les plus graves depuis que ces données sont relevées systématiquement. Elles sont du même ordre en Allemagne par exemple, pour la période hivernale. Cela équivaut à une perte de 25 millions de francs pour les apiculteurs, qu’ils doivent supporter eux-mêmes. Sans compter le miel qui ne pourra pas être vendu», précise Robert Sieber. Avant d’ajouter qu’il n’est pas encore possible d’estimer l’impact sur la pollinisation des plantes utiles et sauvages.
Comme moult autres insectes, les abeilles mellifères (Apis mellifera) jouent un rôle important pour le secteur agricole, puisque 35% de la production mondiale de nourriture proviendrait de cultures dépendant de pollinisateurs. Leur activité, cruciale pour nombre d’exploitations basées sur la monoculture (des pommes aux myrtilles en passant par les amandes), «a été évaluée à 155 milliards d’euros par an», a rappelé Michael Gysi, directeur de l’ALP, soit 10% de la valeur de la production alimentaire planétaire. Parmi ces insectes, A. mellifera tient une place de choix; «si l’abeille disparaissait de la surface du globe, l’homme n’aurait plus que quatre ans à vivre», aurait dit Albert Einstein.
Une place qu’il s’agit de ne pas surestimer non plus. Selon les deux experts Marcelo Aizen (du Technical Research Council of Argentina) et Lawrence Harder (Université d’Alberta, au Canada), plusieurs plantes possèdent une capacité d’autopolinisation. «Si les seules abeilles disparaissaient totalement, la production agricole baisserait de 4 à 6%», ont-ils estimé dans NewScientist.
Aucun apiculteur ne nie toutefois que les abeilles doivent faire face à des périls sans cesse renouvelés. Dès 2006, devant les hécatombes observées surtout en Amérique et Europe, les spécialistes ont commencé à parler de «syndrome d’effondrement des colonies». Et les scientifiques de chercher la raison, peut-être nouvelle, de ces pertes. Avant, petit à petit, de déchanter: «On ne peut exclure qu’il y ait un seul facteur prépondérant, tel un virus ou un prion, mais on ne l’a pas encore trouvé…», explique Yves Le Conte, directeur de recherche à l’Institut français de recherche agronomique (INRA) à Avignon. Selon le consensus actuel, une conjonction de facteurs serait plutôt en cause.
L’environnement naturel
Le premier – pas le plus crucial – réside dans la modification galopante de l’environnement naturel. L’intensification des monocultures, l’obsession de vouloir se débarrasser des «mauvaises» herbes et le déplacement de certaines plantes à cause du réchauffement climatique privent les abeilles d’un garde-manger aussi diversifié que par le passé.
Par contre, l’hypothèse selon laquelle l’utilisation croissante des organismes génétiquement modifiés aurait empoisonné les abeilles n’a pas été démontrée. Les gènes insérés dans les plantes, souvent pour combattre un parasite (chenilles), semblent les épargner.
Les parasites
C’est un autre parasite qui, lui, vise les abeilles: «La cause principale des pertes hivernales, en Suisse comme sur toute la planète, reste le Varroa destructor», résume Jean-Daniel Charrière, chercheur à l’ALP. Et de rappeler que l’action de cet acarien sur la colonie est triple: il suce l’hémolymphe (sang) des abeilles, il affaiblit leur système immunitaire et leur inocule d’autres agents pathogènes. Le Varroa aurait ainsi été responsable d’une diminution de 45% du nombre des colonies dans le monde entre 1987 et 2006.
Comble de malchance, en Suisse, la météo n’a pas aidé: «La douceur du printemps 2011 a déclenché très tôt l’élevage intensif du couvin, dit l’ingénieur agronome. Comme le Varroa s’en nourrit, il a pu se multiplier rapidement, avant que les traitements habituels ne soient appliqués, dès fin juillet. Des colonies ont dépéri en automne déjà, suite à un trop fort parasitage. L’automne clément a aussi favorisé le transfert du Varroa entre colonies. Des ruchers correctement traités ont à nouveau été infestés, sans forcément que l’apiculteur ne le remarque.»
Les premiers traitements contre le Varroa, d’abord synthétiques, ont été mis au point il y a quelques décennies déjà. Mais leur efficacité a diminué, les acariens ayant développé des résistances. «Les acides organiques, dont l’acide formique, qui sont utilisés aujourd’hui n’agissent pas toujours assez car ils sont volatils et dépendent des températures extérieures. Et des erreurs dans leur application sont souvent commises», explique Jochen Pflugfelder, chercheur à l’ALP.
Avec ses collègues, il développe d’autres stratégies, comme l’utilisation de champignons entomopathogènes, censés infester le parasite uniquement. Surtout, il creuse une idée peut-être révolutionnaire: une pilule contraceptive pour Varroa! «Nous avons découvert une substance qui permet d’enrayer le cycle de reproduction de la femelle. Les premiers tests sont concluants», dit-il, se refusant à livrer plus de détails «car le produit doit être protégé par un brevet». L’application de cette technique, qui reste à tester en plein champ, ne se fera pas avant plusieurs années. Mais cette nouvelle a suffi à remplir d’espoir une apicultrice présente à l’ALP mardi.
Plus prochainement, l’équipe de Jochen Pflugfelder va mener une opération d’envergure: traiter simultanément 1600 colonies de 133 apiculteurs réparties sur 154 km2, dans le Seeland. Avec l’espoir qu’une telle action coordonnée diminue drastiquement le taux d’infection du parasite sur l’aire ciblée.
Par ailleurs, alors que tous les regards se focalisent sur le Varroa, des chercheurs américains ont fait une découverte inquiétante autour de la baie de San Francisco, publiée le 3 janvier 2012 dans la revue PLoS ONE :une petite mouche de la famille des phorides (Apocephalus borealis), connue comme parasite des bourdons et des guêpes, s’attaquerait aussi aux abeilles. Elle se poserait sur leur abdomen pour y pondre ses Å“ufs. Les larves qui en sortent «prennent» le contrôle de leur hôte, les transformant en «zombies» et les désorientant pour les faire mourir loin de la ruche. Ce phénomène reste encore mal décrit. Les chercheurs se demandent notamment si, comme le Varroa, cette mouche peut inoculer des virus.
Les virus
Les scientifiques savent en effet que les abeilles peuvent être infectées par ces microbes. A ce jour, ils ont recensé 27 types de ces virus, dont quatre en juin 2011. «Nous avons remarqué que certains virus émergeaient à certaines saisons, mais aussi que toutes les colonies ne contractaient pas les mêmes virus au même moment», a expliqué Michelle Flenniken (Université de Californie), également dans PLoS ONE.
En Suisse aussi, Jean-Daniel Charrière indique qu’une relation claire entre la charge en certains virus d’une colonie et son taux de survie a été observée. Toutefois, les scientifiques s’accordent à dire que les virus ne sont pas LA cause du syndrome d’effondrement des colonies. «On ne sait pas s’ils constituent l’origine du problème, ou s’ils achèvent la colonie qui souffrait déjà d’un autre problème», résume l’expert.
Les insecticides
Ce problème, certains pensent qu’il pourrait être lié aux pesticides utilisés dans l’agriculture. Des produits qui se retrouvent sur le pollen, et finissent dans les ruches. Une étude datée de mars 2010, menée par des chercheurs de l’Université de Pennsylvanie au Canada et dans 23 Etats américains, a permis de retrouver 211 traces de pesticides et de leurs métabolites (produits de dégradation) dans 887 échantillons de cire, pollen ou abeilles.
D’aucuns avancent que ces pesticides, en quantités non mortelles (sublétales), agissent sur le système nerveux des abeilles. Et qu’ils pourraient modifier notamment leur capacité d’orientation, les rendant incapables de retrouver leur chemin, comme le décrivaient, le 29 mars 2012 dans Science, les chercheurs de l’INRA. D’autres mentionnent que c’est le cycle reproductif des insectes que ces produits influenceraient. Des travaux récents menés à l’Université de Stirling, en Ecosse, ont établi que l’absorption par des bourdons, même à des doses infimes, d’un type de pesticide, les néonicotinoïdes (utilisés dans la culture du maïs, du colza et de la betterave), semble nuire gravement à la production de nouvelles reines.
L’ampleur de l’impact des insecticides reste néanmoins débattue. En France, durant les années 2000, l’un de ces néonicotinoïdes (imidacloprid – le fameux «Gaucho» de l’entreprise Bayer) a été interdit d’utilisation, de même qu’une substance similaire (fipronil – le RégentTS de BASF). Ce qui n’a pas stoppé pour autant le syndrome d’effondrement des colonies dans l’Hexagone.
Pour Jean-Daniel Charrière, ces études sont valables, mais souffrent de deux réserves: «Ces travaux sont menés en laboratoire. Les doses utilisées sont bien sublétales pour les abeilles, mais restent encore trop élevées par rapport à ce qu’elles rencontrent effectivement dans la nature. De plus, les agriculteurs épandent les pesticides en été. Or les hécatombes les plus massives ont lieu durant l’hivernage… En résumé, nous ne disposons, à l’heure actuelle, d’aucune étude démontrant un lien entre les pertes hivernales et les pesticides agricoles.»
Effets conjugués
De plus en plus de groupes de recherche évaluent donc non plus la seule nocivité de l’un de ces facteurs, mais plutôt leur combinaison. A l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, l’équipe du parasitologue Frédéric Delbac vient de montrer, toujours dans PLoS ONE, qu’un pathogène et deux insecticides formaient un cocktail mortel. Ce pathogène, c’est Nosema ceranae, un champignon devenu très courant en Europe (sauf en Suisse, à cause de son climat), qui s’installe dans l’appareil digestif des abeilles. Dans les expériences, celles qui hébergeaient ce parasite présentaient un taux de mortalité élevé de 70 à 80% lorsqu’on les mettait en contact avec deux insecticides (fipronil et thiaclopride) à faible dose, alors que ce taux restait normal chez les abeilles a priori saines. Et qu’il était de 45% chez les abeilles qui mourraient uniquement suite à l’infection par N. ceranae. «Très souvent, les effets conjugués de deux facteurs s’avèrent plus graves que les impacts de chaque facteur pris isolément», conclut le chercheur.
Selon lui, la solution au syndrome d’effondrement «réside, pour chaque région, dans l’étude de ces combinaisons de menaces». Or, plus ces facteurs sont nombreux, plus la complexité du puzzle augmente. «C’est pourquoi nous comptons sur les réseaux mis en place au niveau mondial, qui permettent de se répartir ce travail d’enquête»; l’un d’eux, Coloss, comprenant 293 membres de 59 pays, est dirigé par Peter Neumann, depuis l’ALP.
Clés dans les gènes?
Depuis le séquençage du génome d’A. mellifera en 2006, les biologistes cherchent enfin de nouvelles clés dans le trousseau de la génomique. «Nous étudions comment les gènes de l’abeille s’expriment en présence de tel ou tel pathogène, et quelles sont les influences sur le métabolisme», résume Frédéric Delbac. L’équipe d’Yves Le Conte, à Avignon, vient d’ailleurs de publier, dans PLoS ONE le 18 mai, la description des effets au niveau moléculaire, dans le système intestinal de l’abeille, de la présence du champignon N. ceranae. «Une fois ces impacts clairement connus, nous pourrons peut-être développer un médicament pour les inhiber», espère Yves Le Conte.