Lorsque le système de l’équilibre, situé dans l’oreille, ne fonctionne plus, le patient titube constamment
C’est une affection à donner le vertige. Ou plutôt des vertiges, vite handicapants. «Une personne sur 200 000 souffre d’un dysfonctionnement bilatéral du système vestibulaire de l’oreille interne, dit Jack DiGiovanna. Résultat: ces gens connaissent d’importants troubles de l’équilibre.» Avec ses collègues de l’Automatic Control Laboratory de l’EPF de Zurich, ce chercheur développe, en collaboration avec des médecins des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), un implant miniaturisé qui pourrait permettre de restaurer des fonctions du dispositif de l’équilibre. Le prototype, imaginé dans le cadre du projet européen CLONS doté de 3,4 millions d’euros, a été présenté début mai à Budapest, lors d’une grande conférence sur les technologies émergentes.
Le système vestibulaire, qui sert à la perception de l’orientation dans l’espace, se trouve en profondeur du tympan. Il est composé de trois canaux semi-circulaires, remplis de liquide. Lors d’un mouvement, ce fluide se déplace, et fait bouger de minuscules cils qui tapissent ces tubes. Le système vestibulaire envoie constamment des décharges électriques au cerveau (environ 90 par seconde). La stimulation des cils modifie cette fréquence de décharge, indiquant au cerveau que la tête bouge dans un sens ou dans l’autre.
Le dysfonctionnement de ce système peut avoir plusieurs causes, encore mal circonscrites, mais qui auraient pour effet d’endommager de façon irréversible ces infimes «capteurs de mouvement»: exposition inappropriée à des médicaments, infection, traumatisme crânien. «Mais il n’existe pas de traitement, si bien que les médecins ont parfois tendance à négliger les conséquences d’un tel déficit, dit Jean-Philippe Guyot, médecin-chef du service d’oto-rhino-laryngologie des HUG. D’ailleurs, face à la perte du système vestibulaire d’un seul côté, le cerveau peut s’adapter.»
Une perte bilatérale a des conséquences plus graves: «La personne touchée n’a plus d’équilibre. Elle a l’impression d’avancer comme un «ivrogne». Lorsqu’elle marche, ses yeux sont incapables de fixer un point, si bien qu’il lui est impossible de reconnaître les gens qu’elle croise. Et la nuit, la personne ne peut plus se fier à sa vision.» Autre aspect gênant: «Le système vestibulaire contribue à créer une «carte de géographie» dans le cerveau. Les individus affectés ne parviennent plus à se repérer dans un parking.» Enfin, un tel dysfonctionnement «aurait des conséquences neuropsychologiques sur le développement du «moi», à travers une perte de la capacité à se situer dans l’espace».
Dès la fin des années 1990, un groupe de la Harvard Medical School, à Boston, s’est demandé s’il était possible de restituer la fonction d’équilibre perdue. A l’époque, les recherches menées sur les implants cochléaires avaient porté leurs fruits chez les personnes malentendantes: grâce à une électrode installée dans la cochlée, et stimulée par des sons recueillis hors du crâne puis transformés en impulsions électriques, les patients pouvaient récupérer en partie l’ouïe. Or la cochlée est située juste à côté du système vestibulaire. «L’idée est donc née de tenter de stimuler électriquement le nerf vestibulaire, aussi avec des électrodes, afin de mimer le travail du système vestibulaire, dit Jean-Philippe Guyot. Les chercheurs américains nous ont alors approchés.»
L’affaire n’est pas triviale. Les premiers essais de simulations électriques de la cochlée pour la réhabilitation de la surdité pouvaient, au pire, ne produire aucune information acoustique utile. Il s’est heureusement avéré que l’audition redonnée permettait aux sourds de comprendre la parole. Pour le développement de l’implant vestibulaire, il est nécessaire de restituer l’activité électrique du système, activité qui peut être modulée en fonction de la direction et de la vitesse des mouvements de tête, comme le fait le système naturel. Pour y parvenir, les chercheurs ont imaginé fixer à l’os du crâne du patient d’infimes gyroscopes, des instruments capables de déceler tous les mouvements et de les traduire en signaux électriques pertinents.
Des premiers essais d’implantation des électrodes ont été réalisés chez des cochons d’Inde, chez qui le système vestibulaire avait été dégradé. «La restitution d’une activité électrique dans le nerf vestibulaire a pu être effectuée, dit Jean-Philippe Guyot. Or l’animal souffrait… de vertiges pendant plusieurs jours. Mais petit à petit, au fil des essais, il s’habituait.» Preuve d’une certaine adaptation du cerveau à la neuroprothèse. Chez le singe, ce temps d’adaptation s’est avéré plus court.
Et chez l’homme? «Nous avons testé à Genève, chez huit patients, le site idéal pour l’implantation d’une des multiples électrodes que l’on greffe normalement dans la cochlée lors d’une intervention contre la surdité, dit Jean-Philippe Guyot. Pour des raisons éthiques, nous n’avons été autorisés à le faire que sur des patients totalement sourds», afin d’annihiler les risques d’atteinte à l’audition inhérents à toute intervention dans l’oreille interne.
L’expérience a été poussée plus à fond chez un seul patient, durant l’été 2010: «Nous avons montré qu’il est possible, par des stimulations du nerf vestibulaire à travers l’électrode, de restituer l’activité fondamentale du système vestibulaire».
Reste la dernière étape: parvenir à moduler, à l’aide des microgyroscopes tridimensionnels, les stimulations électriques dans l’électrode implantée pour les faire correspondre à celles qui seraient générées naturellement par les mouvements du patient, et ainsi susciter les réflexes d’équilibration habituels. Avant d’en arriver là, il s’agira encore d’affiner le dispositif microélectronique, et de décider exactement où le fixer à la tête. «L’objectif est d’avoir un patient équipé d’ici fin 2012», dit Silvestro Micera, professeur à l’EPFZ.
Son équipe travaille aussi à développer un nouveau type d’électrodes, celles utilisées jusque-là dérivant des implants cochléaires: «Ces neuroprothèses doivent être biocompatibles, assez flexibles pour éviter tout dommage, mais assez rigides pour pouvoir être implantées. Et assez petites, mais assez robustes pour délivrer des impulsions électriques durant 20 ans.» Les scientifiques Å“uvrent en ce sens avec des firmes spécialisées dans ce type d’implants, telle Medel.
Silvestro Micera et ses collègues mettent par ailleurs au point des installations mécaniques (chaise gyroscopique, tapis roulants, etc.) permettant de tester en détail sur les patients l’efficacité de la neuroprothèse. Qui s’adresse, insiste le professeur Guyot, aux cas les plus graves.
Ceux-ci ne concernent donc pas les nombreuses personnes souffrant de temps à autre de troubles de l’équilibre, ou celles (environ une sur 10 000) touchées par le syndrome de Ménière, autre affection de l’oreille interne qui cause des vertiges. Jean-Philippe Guyot le reconnaît: le nombre de patients potentiellement concernés par cette perte bilatérale du fonctionnement du système vestibulaire n’est pas énorme. «Mais chez eux, notre invention, même avec une restitution de fonction rudimentaire , change drastiquement la vie!»