Voilà vingt ans que des spéléologues suisses explorent, en Inde, les entrailles de la Terre. A ce jour, ils ont découvert 876,7 km de galeries jusque-là inconnues! Fait très rare, un zoologiste du Muséum d’histoire naturelle de Genève, qui était du voyage, y a découvert deux nouvelles espèces de chauves-souris. Leur description complète est publiée ces jours
Un bocal gros comme un verre à kirsch et une boîte d’allumettes, extraits d’une étagère encombrée. Dans le premier, une boule de poils brunâtres, ballottée par le formol. Dans la seconde, un crâne de la taille d’une tête de Playmobil. Deux fragments appartenant au même animal, dont Manuel Ruedi, assis derrière son vieux bureau du Muséum d’histoire naturelle de Genève, évoque avec passion l’origine: «Il s’agit d’une des deux espèces de chauves-souris jusque-là inconnues pour la science», s’enthousiasme le responsable du Département de mammalogie et ornithologie. Leur description complète est publiée ces jours dans la Revue suisse de zoologie.
Deux découvertes rares et fantastiques. Inhabituelles, tant il n’est pas donné à tout le monde de mettre au jour des espèces inédites dans la classe des mammifères. Et romanesques, car ces chiroptères ont été identifiés à l’issue d’une expédition aventureuse au bout du monde, digne de Jules Verne, comme on n’en mène quasiment plus aujourd’hui.
Tout commence il y a 20 ans. Une équipe germano-britannique de spéléologues entend parler d’une région reculée du nord-est de l’Inde, en Assam, une province nommée Meghalaya, ce qui veut dire «âme des nuages». Elle décide d’aller explorer les grottes qui s’y trouvent probablement. «C’est une région pleine de calcaire», dit l’Argovien Thomas Arbenz, qui a repris le flambeau de l’organisation, chaque année en février, d’une expédition spéléologique similaire. «C’est aussi l’un des endroits du monde où il tombe le plus de précipitations!»: 12 mètres par an et par m2, contre 1,45 en Suisse… «Vu ces pluies torrentielles, l’érosion efficace de l’eau sur le calcaire, il était sensé d’imaginer l’existence, dans cette région, de vastes réseaux de cavités souterraines.»
Atteindre cet endroit est, en soi, plus qu’un voyage. «De Delhi, l’équipe d’une vingtaine de personnes embarque dans un petit avion qui longe l’Himalaya durant deux heures – on peut presque toucher l’Everest à travers le hublot – et rejoint la vallée du Brahmapoutre», raconte Thomas Arbenz. Quatre à cinq heures de taxi pour atteindre Shillong, la capitale du Meghalaya, puis une journée de jeep sur des pistes trouées à la vitesse de 10 km/h avant, enfin, d’achever ce périple par l’installation d’un camp de tentes au bord d’une rivière, loin de tout.
Chaque matin durant trois semaines, les spéléologues amateurs partent à la découverte de nouvelles grottes. Depuis deux décennies, ils en ont repéré 1300; dans 825 d’entre elles, ils ont exploré et cartographié 376,7 km de galeries boueuses, caves noyées, champs de stalactites, corridors poussiéreux et autres salles «volumineuses comme le hall de la gare de Berne». La grotte la plus longue mesure même 31 km! «Cette année, après 5 km de progression, nous sommes arrivés sur un balcon qui dominait un lac de 40 m de long, où se jetaient des cascades et d’où filaient des rivières vers le tréfonds des roches. C’était fascinant, et chargé de responsabilité pour nous, car on ouvre l’accès à un monde facile à détruire!» A écouter Thomas Arbenz, on revoit les célèbres héros de BD Blake et Mortimer, coincés dans une caverne sur une île des Açores, découvrir l’énigmatique cité de l’Atlantide…
C’est dans ce royaume de calcaire que vivent des colonies d’habitants poilus et ailés, remarquent vite les spéléologues. Des milliers de chauves-souris qui virevoltent dans le rai de leurs lampes torches. En février 2011, ils invitent Manuel Ruedi à être du voyage. Ce chiroptérologue vient de se distinguer en identifiant, avec des collègues américains de l’Oklahoma State University, rien de moins qu’une nouvelle famille de chauves-souris – un niveau de taxonomie classé au-dessus du genre et de l’espèce. Ceci en menant une vaste étude génétique incluant près de 300 espèces qu’on pensait avoir clairement identifiées. «C’est un événement rarissime, qui n’arrive que tous les 30 ans!»
Le chercheur s’envole pour l’Inde des espoirs plein la tête: «Sous nos latitudes, la biodiversité est assez bien connue. Elle l’est beaucoup moins dans les coins reculés du globe. Qui plus est au Meghalaya, un «point chaud» de biodiversité, soit une région qui renferme nombre d’espèces endémiques et diversifiés car elle se trouve à la limite de trois régions, himalayenne, tropicale humide et tropicale sèche.» Des surprises ne sont donc pas exclues.
Chaque soir, le zoologue s’enquiert des voies ouvertes par les spéléologues, et cible les plus intéressantes. «Nous travaillions en cachette, pour ne pas donner d’indications aux indigènes, qui chassent les chauves-souris pour les manger.» Comment? «Avec des filets de pêche ou en agitant des bambous à la sortie des grottes pour assommer les volatiles.» La technique des biologistes se veut plus délicate: «Une double rangée de fils en nylon sont tendus sur un cadre, au-dessous duquel se trouve un sac en toile. Les chauves-souris heurtent cette «harpe», tombent dans la poche et se tranquillisent en s’agrippant à ses parois.» Ne reste alors qu’à se baisser pour étudier ces menus mammifères volants, parfois à peine plus lourds qu’une pièce de 20 centimes.
«Lors de chaque prise, en plus des mesures et des photos, nous effectuons, avec une poinçonneuse, un prélèvement de tissu dans les ailes de l’animal pour mener des analyses ADN. Et lorsque nous le relâchons, nous enregistrons ses ultrasons», dit Manuel Ruedi. Le plus souvent, l’espèce est connue, c’est l’une des 110 déjà repérées dans la région – quatre fois plus qu’en Suisse. Mais parmi les quelque 500 captures réalisées en trois semaines, le chiroptérologue a eu, à quatre reprises, l’occasion de jubiler. «Nous avons identifié deux espèces connues dont la présence en Inde était notée pour la première fois.» Mieux, deux autres se sont avérées inédites. «Elles font partie du genre Murina qui se caractérise par un nez en forme de tube.»
Pour la première, l’affaire est réglée assez rapidement: «Elle était rousse, avec la base des poils du ventre noire. J’ai tout de suite su que c’était unique!» L’espèce a été baptisée Murina pluvialis, en référence à cette région qui détient le record mondial de pluviométrie. Pour la deuxième par contre, rien n’était évident au premier abord.
«Comme nous avons eu de sérieux doutes à classer ces animaux par leur morphologie extérieure, nous nous sommes résolus à les sacrifier pour les ramener au laboratoire», explique Manuel Ruedi. Ce qui ne se passe pas sans quelques tracas: «Jadis, les Indes ont tant vu leurs ressources biologiques spoliées par les colons qu’aujourd’hui, en principe, on n’a pas le droit de faire sortir du pays un seul gène d’un organisme vivant indigène. Mais comme nous étions associés avec un chercheur local, le Dr Jayant Biswas, nous avons eu une dérogation temporaire, car ces découvertes donnent ensuite des arguments aux naturalistes locaux qui cherchent à protéger les espèces de leur région.»
De retour dans leurs laboratoires, les scientifiques extraient notamment le crâne de l’animal et, après l’avoir soigneusement nettoyé, l’analysent sous toutes ses jointures. «Lorsque mon collègue hongrois Gabor Csorba a vu la dentition unique du spécimen, il est tombé de sa chaise», relate Manuel Ruedi. Il s’agissait d’une espèce d’exception. Les chercheurs l’ont nommée Murina jaintiana, en reconnaissance à la tribu à prédominance chrétienne qui peuple les collines de Jaintia abritant les grottes explorées.
Sourire aux lèvres, le chiroptérologue explique que l’émotion l’a envahi en deux vagues. «La première fois, sur place, pour M. pluvialis. Et la deuxième fois, bien plus tard, en Europe, lors de l’identification génétique de sa «cousine». Il faut savoir que les Murina forment souvent des espèces dites «cryptiques», qui sont donc difficiles à distinguer au milieu d’autres congénères.»
«Cette double découverte est importante et inusuelle, d’autant que beaucoup de chercheurs travaillent dans ce domaine, commente Dave Waldien, de Bat Conservation International (BCI), une association dont l’objectif est la sauvegarde des chiroptères dans leur milieu naturel. Ce d’autant que les chiroptères, bien que certaines espèces puissent vivre 30 ans, ont un taux de reproduction assez bas, environ un petit par année. Une démarche à laquelle Manuel Ruedi est lui-même très sensible: «Outre la caractérisation de la biodiversité, je souhaite protéger ce que j’étudie. Histoire de boucler la boucle.» Et le biologiste d’expliquer que plusieurs périls menacent le Meghalaya: «La déforestation, d’abord. Mais surtout, nombre d’entreprises extraient les roches calcaires pour produire du ciment, ou exploitent les mines de charbon. Autant d’activités qui endommagent l’habitat des chauves-souris», entre autres êtres vivants.
«Ces excellentes recherches vont inciter BCI à lancer des actions dans cette région de l’Inde, où nous sommes pour l’heure absents, annonce déjà Dave Waldien. Et cela si possible en partenariat avec les associations locales, car ce sont elles qui peuvent faire la différence». Quels sont les intérêts des habitants à se soucier de ces bestioles à la sombre réputation? «Lorsqu’elles se nourrissent, elles ingurgitent des insectes (jusqu’à 1000 par nuit) qui peuvent nuire à la végétation, voire aux hommes. Dans les régions tropicales, les chiroptères font aussi office de pollinisateurs, et dispersent les graines à travers leurs crottes. Enfin, ce guano collecté sert d’excellent engrais, et peut être vendu».
Grâce aux techniques comme le séquençage ADN, Dave Waldien estime que l’«on peut s’attendre à quelques découvertes de ce genre, même s’il est très difficile d’estimer combien il reste d’espèces inconnues.» Manuel Ruedi envisage d’ailleurs d’autres expéditions, là où les chiroptères sont mal connus. Et pourquoi pas à nouveau au Meghalaya. Thomas Arbenz, lui, n’en demande pas tant: «Rien que la découverte de ces deux nouvelles chauves-souris justifie amplement nos expéditions et le temps passé, durant toutes ces années, à explorer les entrailles de la Terre.»