La Suisse, membre fondateur de l’Agence spatiale européenne, va coprésider la Conférence des ministres européens de l’Espace. Entretien avec le secrétaire d’Etat Mauro Dell’Ambrogio, chef de la délégation helvétique
Quelles sont les ambitions de l’Europe spatiale? Aller se poser sur la Lune avec un robot ou tout miser sur Mars? Améliorer son lanceur actuel Ariane 5 ou dessiner son successeur Ariane 6? Développer ses systèmes de géolocalisation (Galileo) ou de surveillance de l’environnement (Sentinelle)? Les 20 et 21 novembre à Naples doivent se réunir les ministres en charge de l’espace des 20 Etats membres de l’Agence spatiale européenne (ESA), dont la Suisse, pour décider des voies à suivre. Pour la première fois, cette conférence ministérielle et le triennat qui suivra seront coprésidés par la Suisse et le Luxembourg. Entretien avec le chef de la délégation helvétique, le secrétaire d’Etat à l’Education et à la recherche Mauro Dell’Ambrogio.
Le Temps: Quels sont les défis de l’Europe spatiale?
Mauro Dell’Ambrogio: Ce n’est pas moi seul qui fixe les priorités. Néanmoins, je vois trois grands axes. Le premier est de garder l’exploration et la science comme éléments de base de nos activités; il ne faut pas tout sacrifier à des applications immédiates et pratiques, mais maintenir la quête de nouveaux savoirs. Car ce qui a été découvert l’est pour l’éternité.
Le second est de s’assurer que les missions spatiales aient des retombées technologiques qui a priori les dépassent; par exemple, le système européen Galileo, pendant du GPS américain, servira bien sûr à la géolocalisation, mais la mesure extrêmement précise du temps mise au point pour lui sera aussi utile dans d’autres domaines. Enfin, il faudra trouver des utilisations inédites, simples et accessibles, des systèmes spatiaux (de télécommunication, météo, etc.), pour par exemple gérer le trafic, étudier les changements climatiques, ou réagir en cas d’événements naturels. Aujourd’hui, un responsable d’un service de protection civile n’a que rarement le réflexe, devant une catastrophe, de recourir à un système satellite… Mais on y arrivera.
Cela dit, l’objectif de cette réunion sera de maintenir l’excellent niveau spatial de l’ESA par rapport à celui des autres agences, américaine et désormais chinoise. Il faudra aussi jongler avec les intérêts nationaux (militaires notamment). Et tenir compte qu’il n’y a jamais assez d’argent pour toutes les bonnes idées, d’autant moins par temps de crise. Enfin, un défi particulier sera de redéfinir les rôles entre l’ESA et l’UE qui, à travers le Traité de Lisbonne, a reçu des compétences propres pour engager des activités, aussi dans le spatial. Cela pourra créer des doublons. C’est pourquoi nous sommes contents de coprésider cette conférence avec le Luxembourg: il serait peut-être mal perçu à Bruxelles que la Suisse seule parle au nom des Etats européens pour régler ces questions…
– Pour la Suisse, quel intérêt à co-assurer cette présidence?
– D’abord, en tant que membre fondateur de l’ESA, on doit assurer notre tour. Mais surtout, la possibilité d’occuper un tel rôle institutionnel, certes un peu profilé, dans une organisation européenne doit être exploitée. Par sa position géographique, son histoire, son multilinguisme, la Suisse peut une nouvelle fois montrer ses capacités de médiatrice et de catalyseur au sein de l’Europe. Enfin, c’est une façon de souligner l’importance de notre recherche scientifique.
– On sait les futurs accords bilatéraux en difficulté. Cette présidence permettra-t-elle à la Suisse d’ouvrir des portes autrement inaccessibles?
– Ce serait prétentieux d’avancer qu’à travers cette coprésidence, on puisse influencer les débats institutionnels avec l’UE. Mais tout de même, c’est symbolique. Et dans la symbolique peuvent se cacher certains avantages. En ce qui concerne la coopération scientifique et technologique, une empreinte pourra certainement perdurer au-delà de la fonction présidentielle.
– Pour revenir à l’espace, le financement de certains projets a été jadis remis en question au parlement suisse. Cette coprésidence est-elle l’occasion de lui donner un signal fort? Peut-être pour augmenter le budget du domaine en Suisse?
– C’est vrai, il y a eu des frondes lors de la décennie précédente. Mais concernant le message sur la formation, la recherche et l’innovation (FRI) pour 2013 à 2016, il n’y a pas eu de contestation contre le domaine spatial. Il a été reconnu que ce n’est pas par simple solidarité européenne qu’on participe à l’ESA, mais bien parce que les projets génèrent chez nous des retombées technologiques et nous permettent de positionner la compétitivité de notre industrie, pas uniquement spatiale. Des entreprises qui peuvent utiliser le savoir-faire acquis, parfois les mêmes produits, dans des développements et exportations d’autre nature. Ensuite, il y a l’aspect scientifique: aux universités de Berne, Genève, aux deux EPF, nous sommes leader en Europe dans certains domaines, tel celui des exoplanètes. La participation à l’ESA constitue aussi un soutien indirect à la place scientifique suisse, qui bénéfice des moyens et instruments de l’agence. Enfin, l’ESA, l’espace, suscitent toujours autant de fascination. Présenter les missions spatiales et montrer l’implication de nos hautes écoles et entreprises est bien plus efficace, pour susciter des vocations scientifiques, que la meilleure campagne d’affichage.
Quant au budget national alloué chaque année à l’espace, il est d’environ 160 millions de francs, selon le message 2013-2016, qui prévoit annuellement 6,5 milliards pour tout le domaine FRI. Nous n’avons rien volé aux domaines des EPF ou de la formation professionnelle. Mais l’on ne peut pas non plus se permettre de puiser davantage dans d’autres secteurs au profit du spatial. Par contre, j’ose affirmer que l’argent promis par la Suisse est toujours à disposition. Ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays, les ministres de l’espace, pour des raisons de prestige, s’engageant parfois trop, sans avoir consulté leurs collègues en charge des finances… Il faut savoir que, dans ce domaine, la continuité du financement, pour des projets parfois longs, est cruciale.
– Un tiers du budget suisse est attribué au secteur des lanceurs. Pourquoi est-ce si important?
– C’est un choix stratégique de fond: l’Europe veut garder un accès indépendant à l’espace. On pourrait décider d’acheter des places (pour nos satellites) sur des systèmes américains ou indiens. Mais le jour où il n’y aura plus plusieurs alternatives, les conditions financières risquent de changer. Pour exemple, après la fin des navettes spatiales américaines, le prix d’un siège d’astronaute à bord d’un Soyouz russe, devenu le seul moyen d’accès à l’espace, est passé de 20 à 60 millions de dollars…
– Vous parliez d’exoplanète: l’actualité de cette coprésidence tombe alors qu’un consortium de hautes écoles suisses vient d’être choisi pour construire le futur télescope spatial Cheops, qui étudiera ces corps célestes. Or c’est la première fois qu’un tel projet sera géré de A à Z en Suisse. L’occasion de créer de nouvelles niches technologiques?
– Au travers d’un tel projet, on attire l’attention du public, on soude les contacts entre les institutions scientifiques et l’industrie, mais on ne crée pas encore de niches inédites. Pour ce faire, il faut avant tout créer les conditions-cadres: on ne peut pas forcer l’innovation. Ces conditions existent déjà bien en Suisse. Mais dans les discussions à venir, nous nous battrons justement pour qu’une fraction importante du budget de l’ESA soit allouée aux développements des technologies de base et aux projets scientifiques, d’où émergeront ensuite de nouvelles applications. De même qu’il y a 20 ans, alors qu’on parlait des prévisions satellitaires aux météorologues, ceux-ci ne juraient que par les modèles terrestres in situ; aujourd’hui, plus aucun bulletin ne se fait sans l’aide des satellites.
Un aspect sur lequel on peut par contre déjà insister est celui de la fiabilité. C’est une culture transversale dans le domaine spatial – les normes ISO sont nées avec les missions de la NASA: chaque composant, même infime, doit être parfaitement réalisé, et testé selon toutes les exigences. Or là, la Suisse a un savoir-faire remarquable.
– D’aucuns évoquent la création d’un label «Space Swiss made»…
– Pourquoi pas…? Lors d’une conférence à Lausanne ce printemps, le vice-président de l’agence russe Roskosmos a indiqué que celle-ci était en train de revoir les standards de qualité de ses technologies de base, et qu’elle le faisait en s’appuyant aussi sur le modèle suisse. Il devait entre autres faire référence à notre excellence dans le domaine des machines-outils.
Dernier point essentiel: il faut que l’ESA fasse tout pour préserver sa capacité technique. C’est-à-dire qu’elle puisse compter sur des ingénieurs très bien formés. La chaîne d’une mission spatiale, de la conception du projet jusqu’à la construction par l’industrie est très complexe, surtout dans un contexte international. Le succès dépend à la fin de la solidité du maillon le plus faible. Or souvent, celui-ci reste le facteur humain.