Des biologistes de l’Université de Genève expliquent l’apparition du damage irrégulier et aléatoire à la surface de la peau de la gueule des crocodiles. Une découverte qui pourrait trouver une utilité pour décrire les rides de vieillesse
Quel est le point commun entre un vase en céramique chinoise, de la boue séchée au fond d’un ancien lac et la peau de la gueule d’un caïman? Ces trois surfaces ont été formées selon le même phénomène physique: le craquage. Un mécanisme relevant de la science des matériaux semblant banal dans les deux premiers cas, mais qui est plus surprenant lorsqu’il sert à expliquer la constitution des crocodiles. C’est ce à quoi se sont aventurés des biologistes de l’évolution de l’Université de Genève; ils décrivent leur démarche aujourd’hui dans Science .
Sur le corps des reptiles, les écailles sont disposées selon un schéma régulier et prévisible. «Comme les poils des mammifères ou les plumes des oiseaux, les écailles des serpents et des lézards, et celles du corps des crocodiles, croissent à partir d’unités développementales appelées primordium, elles-mêmes contrôlées par l’activité de gènes spécifiques, explique le professeur Michel Milinkovitch. C’est une règle que l’on pensait universelle.» Or, rien de tout cela pour décrire les écailles de la face des crocodiles: «Elles émergent d’un processus principalement physique.»
Revenir du «tout génétique»
Lorsqu’une couche d’un matériau adhérant à un substrat ferme et stable rétrécit sous l’effet d’un dessèchement (comme dans le cas de la boue) ou d’un refroidissement (le vase en porcelaine cuite), un champ de tensions mécaniques se crée en son sein et provoque l’apparition de «craqûres». En résulte un pattern aléatoire de domaines polygonaux adjacents, impossibles à prédire
dans les détails.
Le mécanisme est analogue,
mais inversé, sur la
gueule des cro-
codiles: leur peau est épaisse et rigide car composée d’un derme riche en collagène et d’un épiderme pétri de kératines. Juste dessous, un squelette de la face et des mâchoires qui grandit très rapidement. Ce qui induit sur la peau un stress mécanique à l’origine d’un craquage. «Ce n’est donc pas la couche supérieure qui rétrécit, mais le substrat sous-jacent qui grandit», résume Michel Milinkovitch, qui précise: «Aux endroits critiques, cette tension mécanique provoque une prolifération de cellules épithéliales qui, elles, fabriquent un sillon sous forme d’invagination de la peau, ce qui a justement pour effet de relâcher cette tension. Et le damier polygonal d’apparaître, indépendamment de tout mécanisme génétique!» Une théorie que les chercheurs ont pu démontrer en utilisant des méthodes d’informatique graphique en 3D et des techniques de marquage génétique appliquées lors du développement embryonnaire d’Å“ufs provenant de la Ferme aux Crocodiles de Pierrelatte (France).
Une piste pour les rides
«On a parfois poussé trop loin le «tout génétique» pour expliquer la formation des organismes. La génétique est bien sûr cruciale, mais il faut aussi tenir compte de mécanismes physiques, tout aussi importants», plaide Michel Milinkovitch. Et le professeur de conclure que «ces travaux pourraient permettre de mieux comprendre les processus responsables de l’apparition de structures similaires chez l’homme», tels les rides de vieillesse, ou les craqûres de la peau associées à certaines pathologies (psoriasis, eczéma, hypothyroïdie, etc.). Ou quand la peau des crocos n’est pas utile qu’en maroquinerie.