En Extrême-Orient russe, le fauve, prisé pour les médecines chinoises, est menacé par le braconnage. Dans l’immense taïga, l’ingénieur Sergei Bereznuk et son ONG Phoenix Fund veut enrayer ce phénomène. Pour ses efforts, il a été choisi comme lauréat du Prix Rolex à l’esprit d’entreprise 2012. Reportage dans la forêt
«En principe, il vous voit, vous entend. Mais lui reste invisible. Si ce n’est pas le cas, vous avez un problème…» Frissons. Furtifs coups d’Å“il vers les fourrés. Accroupi au bord d’une de ces innombrables rivières sauvages qui abreuvent la taïga, Sergei Bereznuk ne tarit pas d’enthousiasme à parler du tigre de Sibérie. Même si lui, qui vit au vert, ne l’a plus vu depuis huit ans dans ces hectares infinis de la forêt russe du kraï du Primorie, au nord de Vladivostok.
Là, quelques centaines de ces fauves rôdent en liberté. Pour l’instant. Car les menaces qui planent sur eux sont nombreuses. Voilà deux décennies que cet ingénieur de 52 ans et son ONG PhÅ“nix Fund se battent pour protéger cette sous-espèce. Pour les projets qu’il lance ou soutient, il a été choisi comme l’un des cinq lauréats des Prix Rolex à l’esprit d’entreprise. Ceux-ci, dotés de 100 000 francs, seront remis le 27 novembre à New Delhi. L’occasion à nouveau pour Sergei Bereznuk de parler de son félin favori.
Le tigre de Sibérie (Panthera tigris altaica), aussi appelé là-bas «tigre de l’Amour» en référence au fleuve éponyme, est le plus grand des tigres. Les mâles peuvent atteindre 3 mètres de long, contre 1,8 pour les femelles, les premiers pesant jusqu’à 260 kg et les secondes 160. Contrairement à leurs célèbres semblables du Bengale (Panthera tigris tigris), qui peuvent s’entasser à plusieurs dizaines sur 100 km2, les tigres russes vivent sur des territoires plus vastes. Les mâles dominent chacun 1000 à 1500 km2, les femelles une surface trois fois moindre. Ce qui ne les empêche pas de se trouver pour se reproduire. La portée peut contenir un à quatre tigreaux, qui restent 18 à 36 mois avec leur mère. «Si la moitié survit à la première année, c’est bien», dit Sergei Bereznuk. Dans ce cas, leur espérance de vie à l’état sauvage peut atteindre 20 ans, contre 30 à 35 en captivité.
Car outre les habituelles maladies et la présence d’autres prédateurs (ours, loup), les tigres doivent traquer une nourriture, essentiellement des ongulés, que convoitent aussi les chasseurs. Or nombre d’entre eux prennent souvent des libertés avec les périodes autorisées de chasse… «Les réserves accueillent presque le maximum d’individus possible. Mais trois quarts des tigres vivent hors de ces aires protégées.»
L’une d’elles se trouve à Lazo, à cinq heures de route en nids-de-poule de Vladivostok, en bordure de la mer du Japon. Dans un décor de collines où les bouleaux, épicéas et ginsengs se mêlent à la brume, vivent une douzaine de ces félins. Les étudier n’est pas aisé. Les scientifiques ont leur parade: des pièges photographiques. «Nous les disposons – un par 50 km2 – près des arbres contre lesquels les tigres viennent se frotter pour marquer leur territoire, dit Linda Kerley, de la Zoological Society of London, qui travaille ici depuis trois ans. Nous plaçons deux appareils face à face, afin d’obtenir des clichés des deux flancs du pelage, propre à chaque animal et qui sert à l’identifier.»
Une fois par décennie, des méthodes plus lourdes, tels des hélicoptères, permettent de mener un large recensement. En Sibérie orientale, l’effectif des tigres a été estimé en 2005 entre 400 et 500, soit un dixième du total mondial. «Il y en avait des dizaines de milliers vers 1900, dit Dale Miquelle, de la Wildlife Conservation Society (WCS), puis leur nombre est tombé à quelques dizaines vers 1930.» L’animal a été traqué car plusieurs parties de son corps entrent dans la composition de préparations de médecine chinoise. De plus, dans ces confins de l’Asie, il était prestigieux jadis d’afficher une peau de tigre sur sa cheminée. Après l’interdiction de chasse prononcée en 1947, la population a atteint le millier: «Le strict contrôle des armes sous le communisme a aidé.» Dès la fin du régime, le braconnage a repris de plus belle, avant la mise en place, dès 1995, d’un système de patrouilleurs anti-braconnage.
Yevgeniy Stoma, 37 ans et la carrure d’un basketteur, en fait partie. Lui travaille dans le Parc naturel de Kedrovaya, où vivent aussi les derniers léopards de l’Amour, à deux jets de pierre de la frontière avec la Chine, qu’enjambent sans vergogne ses chasseurs. «Ils viennent surtout traquer le gibier, mais s’ils tombent sur l’un des 10 à 15 tigres vivant ici, ils ne se privent pas de tirer, d’abord parce que le félin est un compétiteur pour eux, mais aussi parce qu’ils peuvent monnayer sa dépouille», dit le ranger. Selon les statistiques officielles, il y aurait un à deux actes de braconnage de tigres chaque année dans toute la région. Mais la réalité serait plus proche de la vingtaine.
Pister et châtier ces délits reste ardu. «En août, huit peaux de tigre ont été découvertes chez un particulier, raconte Sergei Bereznuk. Mais l’homme ne pourra pas être accusé de braconnage, car, pour cela, il aurait dû être pris en flagrant délit de chasse. Il sera donc au mieux puni d’une amende» qui, pouvant monter jusqu’à 3000 dollars par bête, peut certes s’avérer dissuasive. «Pour autant qu’il soit condamné. Car une affaire similaire traîne depuis deux ans. Or, après trois ans, il y a prescription…» Et de pointer les changements réguliers dans la gestion des aires protégées au sein de l’administration russe. «Notre ONG propose d’ailleurs des changements de loi. Un texte est sur le bureau du ministre des Ressources naturelles», à Moscou. L’expert a-t-il été entendu? En octobre, une nouvelle loi proposée par le Kremlin après de nouvelles discussions avec le WWF considère comme un crime le commerce, le transport ou la possession d’une espèce en danger. Et en novembre, un braconnier ayant tué un tigre en feignant une légitime défense a été condamné à 14 mois de travaux disciplinaires et 18 500 dollars d’amende .
Comme ses 70 camarades, le ranger Yevgeniy Stoma est payé par le gouvernement, 300 dollars par mois. Mais ce n’est pas tout: il répertorie ses observations sur le terrain, enregistre ses déplacements avec un GPS, note s’il se déplace à pied, en jeep ou en quad, comme ce jour de septembre où il faisait sa démonstration dans les hautes herbes aux journalistes invités par le Rolex Institute à découvrir les projets soutenus par Sergei Bereznuk. «Toutes ces données sont répertoriées sur ordinateur, dit Dale Miquelle, puis analysées. Cela permet aux équipes de rangers, à l’aide de la WCS, d’améliorer stratégiquement leurs patrouilles.» Surtout, la compétition qui s’instaure entre elles quant à la taille des zones couvertes est dotée de bons bonus de salaire, payé par le PhÅ“nix Fund. «Le but est de les encourager à bien faire leur travail.»
Cette activité «proche de la nature» a attiré Kyrill Sverdlitsky, 20 ans, de Lazo. Il admet que la profession motive peu: «Les gens d’ici sont plus intéressés à aller travailler à Vladivostok. Et le tigre, ils s’en fichent un peu car ils savent qu’ils ne le verront peut-être jamais…» «Le fauve ne représente pas d’intérêt économique ni touristique tant il est discret, acquiesce Dale Miquelle. Mais le protéger représente tout de même un enjeu en termes d’image pour le gouvernement. Qui ne veut pas se voir reprocher d’avoir laissé s’éteindre cette espèce.» En 2010, Vladimir Poutine s’est même déplacé à Vladivostok pour, devant les caméras, placer un collier émetteur sur une tigresse endormie. «Mais une caresse gouvernementale, ce n’est pas assez pour sauver le tigre, dit Sergei Bereznuk. Et puis, cette femelle est ensuite morte d’avoir reçu trop de sédatif.»
L’activiste veut changer les mentalités. C’est pourquoi il va régulièrement raconter la vie du fauve aux enfants dans les 84 écoles de la région. Sergei Bereznuk a aussi lancé le Festival du tigre dans plusieurs villes. A Vladivostok, fin septembre, la manifestation voit défiler 4000 personnes grimées en tigres. «L’objectif est de sensibiliser les gens, les autorités, mais aussi de récolter des fonds, notamment pour le nouveau centre de réhabilitation qui vient d’accueillir son premier pensionnaire.»
Sur la place centrale, sous l’Å“il des héros russes en bronze, Grigoriy, tignasse blonde de 12 ans, a compris le message, et veut le redire aux journalistes occidentaux: «Il faut protéger le tigre. J’espère qu’il y en aura plus dans le futur, pour que je puisse aller moi-même l’admirer dans la taïga.»