Se promener dans les rues ou sur les canaux de la Sérénissime, découvrir ses réseaux sociaux, bref faire revivre l’histoire de la Cité des Doges avec les technologies de l’information du présent: c’est le but de la «Venice Time Machine», vaste projet de l’EPFL. Divers projets de masters, présentés la semaine passée, font avancer cette grande entreprise
Visiter une Venise virtuelle du XIIIe siècle comme on arpente le monde devant son écran grâce à Google StreetView. Connaître le réseau social d’un doge comme on consulte son profil Facebook. Reconstituer et visualiser le passé de la Sérénissime grâce aux technologies de l’information et faire parler les riches archives numérisées de la ville de manière ludique: voici les ambitions de la Venice Time Machine (VTM). Issue du domaine émergent que sont les humanités numériques (ou digitales), cette vaste initiative a été lancée il y a deux ans par l’EPFL et l’Université Ca’Foscari de Venise. Des projets de master, dirigés par le professeur Frédéric Kaplan, ont été présentés la semaine dernière à Lausanne. Sélection arbitraire, qui montre que cette fantastique entreprise, entre histoire, sociologie, urbanisme, arts et réalité virtuelle, avance à grand pas.
Visiter un palais en 3D
Niccolò da Carrara était un politicien notable, mort en 1344, qui possédait un palais à Venise. C’est cette demeure, son intérieur et son mobilier, qu’a reconstitués en trois dimensions* un trio d’étudiants, sur la base surtout de plans, de peintures et d’inventaires. «En fonction des sources, parfois riches, comme dans la chambre abritant le lit – le lieu d’accueil des visiteurs –, mais souvent aussi lacunaires, nous avons pu entrer plus ou moins dans les détails», dit Mateo Dugand. Comme en se promenant dans l’univers virtuel de SecondLife, on avance à coups de clics, pénétrant dans la demeure du noble. Ici et là, l’on peut faire apparaître auprès des objets des informations historiques et sourcées. «L’idée est aussi de développer des outils muséographiques interactifs pour attirer un nouveau public», ajoute Nicolas de Raemy.
Si l’ensemble souffre d’un design encore basique, c’est parce que les étudiants ne souhaitaient pas représenter ce qui pouvait trop s’éloigner de la réalité historique. «Nous avons dû extrapoler certains aspects, comme le toit, que nous avons fait de tuiles», dit Antoine Poncelin de Raucourt. «De telles simulations sont le cœur du défi scientifique de la VTM, expliquait Frédéric Kaplan lors de son lancement. Il s’agit de raisonner dans des espaces où se côtoient des incertitudes de natures diverses (erreurs d’interprétations, extrapolations basées sur de fausses hypothèses, erreurs dues aux procédés de digitalisation, etc.).»
Vidéo: de réelle à virtuelle
Ce type de reconstitution en 3D pourrait s’insérer dans les travaux d’un autre groupe, qui s’est attaché à transformer n’importe quelle vidéo de visite d’un lieu, telle que celles disponibles sur YouTube, en une visualisation artificielle reconstruite en 3D, que l’on peut ensuite observer sous différents angles. Ceci à l’aide d’algorithmes de reconnaissance de mouvements savamment développés.
L’exemple d’une courte vidéo de prise de vue d’une fontaine est parlant: à l’aide des doigts sur l’écran tactile, l’on peut faire tourner l’objet virtuel pour le regarder de face ou de biais.
Les scientifiques ont reproduit l’expérience en filmant, à l’aide d’une caméra GoPro, leur progression dans une rue, ou en décryptant une vidéo du survol du Colisée de Rome tournée à partir d’un drone. L’allée et le monument célèbre prennent alors l’allure de dessins numériques en 3D, manipulables à souhait.
Les étudiants, Jakob Ehrl, Krishna Sapkota et Ketevani Zaridze, ont même créé une interface sur Internet permettant à tout un chacun de transformer ses vidéos. Une application possible pourrait être de filmer, puis de rendre virtuelles, toutes les rues et places de Venise. «Mais l’intérêt est surtout que ces recherches peuvent être appliquées à bien d’autres endroits que la seule Cité des Doges», se réjouit Frédéric Kaplan.
Copie ou original?
Les murs intérieurs de ces palais étaient probablement couverts de tableaux de peintres célèbres, tant Venise fut un «hub» artistique incontournable durant des siècles. Un duo d’étudiants s’est échiné à mettre au point un logiciel permettant de repérer, dans une base de données d’œuvres numérisées, celles qui sont les copies l’une de l’autre (de quoi mettre au jour les productions en chaîne d’un même tableau), ou celles qui ont influencé des artistes pour d’autres peintures. «Google parvient très bien à mener cette traque avec des photos, dit Florian Martinez. Mais avec des œuvres d’art, c’est plus complexe. Des parties peuvent être abîmées. Les coups de brosse ou de pinceau trop grossiers dans un tableau, par rapport à l’original, peuvent rendre la comparaison difficile pour un automate.»
L’algorithme utilisé ici se base sur des «histogrammes de gradients orientés», ou «lignes de force», qui fournissent – simplement dit – une distribution des directions des contours des éléments visibles dans l’image. «L’objectif est de trouver les paramètres optimaux pour affiner la recherche», conclut Sofia Ares Oliveira.
Sur la piste des tableux
Deux de leurs collègues, Chervine Majeri et Thach Pham Vu, se sont aussi intéressés aux œuvres d’art de la Renaissance, mais plus sous l’angle de leur diffusion. Quel parcours a suivi tel tableau dans le monde? Entre quels galeries, collectionneurs ou simples propriétaires a-t-il été vendu? Pour y voir clair, les ingénieurs ont plongé dans une base de données, Getty Provenance Index (GPI), qui regroupe des œuvres d’artistes nés avant 1900 et aujourd’hui détenues par des institutions publiques aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, mais dont la provenance était connue. Au final, une carte où s’accumulent 20 000 points, dont on peut suivre la trace… «De tels travaux sont très intéressants, et pourraient être utilisés pour comprendre où se sont concentrées les œuvres pendant les guerres mondiales, commente un observateur de passage. De même, ils pourraient être extrapolés à des pièces d’art contemporain, pour découvrir à quel endroit elles ont par exemple acquis le plus de valeur, avant d’être revendues.» Ou quand un outil développé pour l’histoire peut servir à étudier le présent.
LinkedIn de l’époque
Autre réseau, social celui-là. Deux étudiants, John Ery et Benedikt Ramsaeur, ont tenté de comprendre comment interagissaient les artisans vénitiens aux XVIe et XVIIe siècles: se connaissaient-ils tous de près? Travaillaient-ils au contraire chacun dans leur coin? Jadis, les maîtres (peintres, orfèvres, etc.) employaient de jeunes aides et, contre le logement et la subsistance, signaient pour chacun d’eux des contrats avec des personnes s’en portant garantes (leur père, un oncle, un autre maître, etc.). Or 60 000 de ces contrats ont été méticuleusement classés dans les archives de Venise. Les étudiants ont introduit les noms de (jusque-là) 800 contrats dans un programme permettant de montrer qui contractait qui, après avoir développé un algorithme reconnaissant si un même nom cité dans deux contrats désignait une ou deux personnes. Résultat: un graphe du réseau des artisans de l’époque, sorte de LinkedIn vénitien, qui s’avère être «assez fragmenté»! N’est-ce pas là voir la vie sociale de la Sérénissime par le petit bout de la lorgnette? «Certes, mais c’est une des seules sources aussi complète au monde qui existe pour ce genre d’étude», dit John Ery. En tous les cas, une mine d’informations pour les historiens.
Tweetbot vénitien
A propos de réseaux sociaux, Zhivka Gucevska, Mathieu Monney, Valentin Rutz ont mis au point un robot informatique apte à répondre sur Twitter à des tweets mentionnant Venise, en livrant des informations additionnelles sur la Cité des Doges. Et en n’oubliant pas de faire connaître la Venice Time Machine.